« Hélène était pleine de ce temps compté, de ces bouts de quotidien qui composaient le casse-tête de sa vie. Par moments, elle repensait à son adolescence, les flemmes autorisées d’à quinze ans, les indolences du dimanche, et plus tard les lendemains de cuite à glander. Cette période engloutie qui avait tellement duré et semblait rétrospectivement si brève. Sa mère l’enguirlandait alors parce qu’elle passait des heures à s’étirer dans son lit au lieu de profiter du soleil dehors ». 

« Puis à quarante ans pour finir, un soir de réveillon après avoir déposé le petit chez sa mère, la voix qui scande autour des lacs, c’est pour les vivants, et lui tout seul au volant, ne sachant même pas où dîner ni avec qui, en être là au bout du compte, le cheveux plus rare et sa chemise serrée à la taille, surpris de cette sagesse de vieillard qui, à l’improviste, sur cette chanson roulant son héroïsme de prospectus, le cueillant dans une bagnole qui n’était même pas la sienne. »

Après « 4-2 pour Ambrì », je poursuis complètement par hasard dans les ouvrages sur le hockey-sur-glace et la vie des régions périphériques. « Connemara » évoque les vallées d’Irlande, transposée dans le décor grisâtre d’une ville périphérique de l’Est de la France. Ainsi, le Connemara de Nicolas Mathieu n’est pas un lieu géographique, mais un refuge temporel. Une ode à ces soirées de jeunesse insouciantes où les protagonistes, deux quadragénaires nostalgiques des opportunités gâchées, chantent Sardou et rêvent que tout est encore possible. 

Il y a Hélène, deux enfants, une carrière dans la finance. Elle n’a pas assez de temps pour dépenser son argent et s’inspire de la liberté de sa jeune stagiaire pour retrouver la sienne. Issue d’un milieu modeste, elle a bûché pour en sortir, ignorant à présent si le fruit de ses efforts en vaut la chandelle. 

Un jour, elle retrouve Christophe, confiné dans une bourgade fictive du Grand Est qu’il n’a jamais quittée. Entre son père qui perd la tête et son ex qui lui fait des misères, il s’accroche à son passé glorieux de hockeyeur, à l’amour de son fils et aux amitiés infaillibles  pour avancer.

Nicolas Mathieu est titulaire du Prix Goncourt 2018. Auteur éminent de la littérature française contemporaine, il excelle dans les portraits de personnages réalistes, riches de leurs faiblesses et contradictions. La France qu’il dépeint dans ses romans est ouvrière, rurale, portée par le poids des traditions. Dans «Connemara », il crée la petite ville de Cornécourt. Population vieillissante, électorat de droite. Pas si distincte de certaines de nos bourgades helvétiques où ils ne passent pas grand chose, excepté autour de la patinoire en hiver.

L’histoire d’amour prévisible entre Hélène et Christophe se déploie devant nous, par le biais d’un langage truffé d’idiomes populaires conférant au récit des airs d’oralité. La narration varie les temporalités, entre le présent morne et la jeunesse idéalisée. C’est avec une habilité admirable que l’auteur se glisse dans la peau d’une petite Hélène de treize ans, en guerre avec la banalité de sa famille, qui dévore en cachette le journal secret de sa copine. L’adolescente est embarrassée par ses origines modestes et déterminée à montrer à ses parents, par contradition, qu’elle peut faire mieux qu’eux.

Christophe représente l’amour désiré -celui qui lui, autrefois, a préféré sa copine plus populaire, plus riche. Sa conquête est une manière de rattraper les failles du passé, un retour vers ce qu’elle a souhaité fuir. Ou ce besoin imperceptible de confirmer la supériorité de la caste qu’elle a ralliée, à force de travail, de diplômes et de quelques renoncements.

Le livre est une sorte d’anthropologie de la France périphérique avec l’opportunité, pour les lecteurs, de retrouver un peu d’eux-mêmes dans chacun des personnages. 

2022. Editions Actes Sud pour l’édition brochée, 400 pages.