Cendres ardentes – Marc Voltenauer

Cendres ardentes – Marc Voltenauer

« – Comme le dit un proverbe de nos montagnes, il est plus courageux de pardonner que de tuer. Nous devrions nous en remettre à Dieu et trouver en nous la force de pardonner, dit Sokol avec calme, d’une voix profonde et forte.

Dafina fixa Sokol. Elle aimait son frère, même si leur relation était devenue compliquée en raison des activités de Skënder. Ils étaient tous deux très ancrés dans le mode de fonctionnement clanique et attachés au valeur du Kanun. Pourtant, elle ne savait pas si sa présence en Suisse était une bonne chose pour souder le clan après l’assassinat de Mirjan. Dans une certaine mesure, elle aurait préféré que la responsabilité incombe à son fils Skënder. 

Dans ce cinquième volume des aventures de l’inspecteur Andreas Auer, le torse d’une femme en état de décomposition affleure à la surface du Léman. Quelques mois plus tôt, un septuagénaire de la famille Hoti est victime d’une vendetta, alors qu’il retourne au Monténégro enterrer sa défunte épouse. Sa famille de Suisse sous l’égide de Skënder, spécialiste des réseaux mafieux et de l’argent facile, s’entête dans le cercle vicieux de la vengeance. À la police de remettre les pièces d’un puzzle explorant l’âme humaine dans ses aspects les plus abjects.

La figure romande la plus connue, peut-être, du polar du terroir, nous fait découvrir, la violence à bout de bras, une Albanie qui se reconstruit après la dictature communiste. Entre modernité, trafic de drogue et poids des traditions. Comme dans « L’Aigle de sang », on se plonge dans les rites ancestraux et leurs dérives possibles lorsqu’il s’agit de les conjuguer à notre temps. L’occasion de s’instruire quant aux diverses faces d’un pays si méconnu des Suisses, en dépit de la diaspora —aspect pour lequel le travail de recherche en amont est à saluer.

Car chez Voltenauer, rien n’est laissé au hasard. La fiction se veut conforme au plausible, au risque d’endiguer la pulsation du texte par quelques tirades de vulgarisation scientifique. Dans ce tome, la dictature d’Enver Hoxha est à l’honneur, tout comme la psychologie du cannibalisme et l’éducation des personnes sourdes dans la Suisse du 20ème siècle. De quoi déplaire aux adeptes des récits incisifs résolument orientés sur l’action. 

Ainsi, « Cendres ardentes » ne ménage pas son lecteur. Il explore l’homme et ses sombres déviances. Dans le monde de l’auteur, les traumatismes de l’enfance conduisant à la perversion ne ratent jamais le premier rôle. Au point de reprocher à l’écrivain de pousser l’horreur à son paroxysme, pour titiller la fascination morbide d’un lectorat à la recherche du gore ?

Âmes sensibles s’abstenir, donc. Les fans incontestés d’Hannibal Lecteur vont par contre y trouver leur compte. Il convient toutefois de préciser que les polars de l’auteur défendent, en fil rouge, la tolérance et l’inclusion. Le courage et la droiture des héros pointent du doigt l’extrémisme, à chaque fois. Voltenauer écrit finalement humain pour le pire et le meilleur.

Editions Slatkine, 2022.

La fille aux abeilles – Monique Rebetez

La fille aux abeilles – Monique Rebetez

« Abasourdi par ce brusque passage entre la turbulence du marché de Ballaro et la quiétude désolée de cette ruelle, j’essayais de comprendre. Le monde enfoui de mon enfance refaisait surface. Un monde que j’avais à peine habité, fait de quelques mirages dans un tableau flou. Comme chaque fois, malgré moi, j’y retournais, c’était le même malaise : je respirais mal, comme si je respirais avec le coeur. Il ne restait rien de ce monde : mon père et ma mère étaient morts, notre maison venait d’être détruite. J’ai alors repensé à un détail. Un détail auquel que j’avais pas vraiment prêté attention, le jour où j’avais trouvé la photo de Giovanni. C’est Madame Bic qui m’avait parlé de cela. De la brassière. Ma mère avait l’intention de tricoter une brassière juste avant de tomber dans les escaliers. »

Léo a 36 ans. Il est séparé, a un fils de huit ans à qui il raconte des histoires et des souvenirs noirs dans ses bagages. Son travail l’amène à revisiter la maison dans laquelle il a laissé son enfance, le jour où ses parents perdent la vie dans de tragiques circonstances. Dans un vieux livre de recettes, la photo d’un alpiniste, originaire de Sicile. Las des ellipses qui hantent son existence, il s’embarque dans un périple de Palerne à Cefalù. Espérant y déterrer sa dernière chance de résilience.

Le livre prend des airs de récit de voyage alors qu’avec son regard d’architecte, le protagoniste arpente les rues tumultueuses de Palerme. Dotée d’un talent certain pour les descriptions, l’auteure jurassienne, qui signe ici son deuxième roman, nous fait découvrir l’emprise encore présente de la cosa notra sur ce petit bout de terre. Sa plume est un fil à dérouler pour que les images défilent – maisons blanches, collines déchiquetées par une nature brute et eaux transparentes, sur une île où la tradition de l’accueil n’est pas un mythe.

Si comme moi, vous associez la mafia aux films d’Al Palcino, vous en découvrirez ici une autre facette : contemporaine, moins démonstratrice, mais tissant sa toile dans tous les secteurs. En réaction, une association de citoyens, l’Adiopizzo, déploie sa résistance contre l’impôt mafieux. Les risques d’y adhérer peuvent conduire à l’exil. À ce jour -encourageant tout de même-, les membres comptent sur leur image publique pour échapper à la violence des représailles.

« La fille aux abeilles » est un récit émouvant qui narre d’une belle écriture un drame familial certes tragique, sans pour autant s’éloigner d’une réalité tranchante. Dans les années quatre-vingts, les scandales restent murés dans l’intime et la bienséance des mœurs scelle les destins. L’autrice traite des dommages possibles sur les enfants concernés -jusqu’à l’âge adulte et la possibilité, si elle se présente, de réparer. Et lorsqu’on s’interroge sur les liens entre le Jura suisse et la Sicile, voici une esquisse d’explication mis en exergue sur le rabat de l’ouvrage : 

« Le rapport entre cette ville défaite et mon enfance cabossée me parut soudainement évident : Palerme et moi étions régis par les mêmes lois, celles de l’ombre et du silence. »

Editions Favre, 2023.