Nous rêvions juste de liberté – Henri Lœvensbruk

Nous rêvions juste de liberté – Henri Lœvensbruk

« Nous avions à peine vingt ans et nous rêvions juste de liberté ». Voilà, au mot près, la seule phrase que j’ai été foutu de prononcer devant le juge, quand ça a été mon tour de parler. Je m’en faisais une belle image, moi, de la liberté. Un truc sacré, presque, un truc dont on fait des statues. J’ai pensé que ça lui parlerait. (…) Je m’appelle Hugo Felida, je suis né à Providence au sein d’une famille de type vachement modeste et la plus belle chose qui me soit arrivée, dans la vie, c’est de rencontrer les trois mauvais garçons qui sont devenus mes meilleurs amis. »

Hugo a convoité sa liberté au point de la sacrifier. Dans ce roman qui va droit au cœur, il débite son histoire avec le franc-parler d’un voyou désillusionné qui a parié sur la chance et l’amitié pour fuir la misère. On devine qu’il va se brûler les ailes et pourtant, on le suit le cœur battant dans son périple à moto.

L’histoire commence à Providence. Au lecteur l’honneur de la situer sur la carte. Pour ma génération qui n’a pas connu les années hippies et les virées sans casque sur une Harley, la prose de Hugo nous traîne dans le décor d’une chanson de Renaud : une cité ouvrière qui façonne la misère ; des clubs de motards réinventant les codes sociaux ; un groupe de copains, surtout, adossé au flipper d’un bistrot avec des rêves plus grands qu’eux. 

Il y a Freddy, l’Italien fils de mécano ; Oscar, le « Chinois » expert de l’argent facile ; Alex, l’hypocondriaque qui aime les livres. Surnommé « Bohem » parce qu’il vit dans une roulotte, Hugo s’extrait des drames familiaux grâce à cette bande, les vrombissements des moteurs et les klaxons pétaradants. 

Leur jeunesse est faite de règlements de compte entre clans rivaux, d’altercations policières et un séjour précoce en détention. Lorsque Hugo décide qu’il n’a plus rien à perdre, il enfourche sa bécane et choisit la vie de routier. Abandonné par son leader, qui décide de se ranger. Et pourtant, résolu à s’en tirer haut les mains.

L’oralité de la prose nous alpague dans une lecture à fleur de peau, sans répit au milieu de cette épopée aux airs de carnet de route, de roman initiatique et, à l’occasion, de thriller inspiré des films de Scorcese. L’auteur français signe là une brillante réflexion sur les frontières abstraites entre l’émancipation et la folie alors que la marginalité, cette chance unique de briser des chaînes, détruit tous les gardes-fous susceptibles d’amortir la chute. 

« Nous rêvions juste de liberté », c’est une histoire d’amitié a priori indestructible, dans un univers impitoyable où les valeurs et les comportements se heurtent. Rivalités et jalousies titillent le point de friction à partir duquel tout peut basculer. 

Éditions Flammarion, 2015.

La petite menteuse – Pascale Robert-Diard

La petite menteuse – Pascale Robert-Diard

« Les moments solennels ne sont jamais comme on les imagine. Une fille tout juste adulte jouait une part de sa vie en revenant sur les accusations qui valaient à un homme d’être emprisonné et Alice ne savait plus quoi lui dire. Elle n’avait qu’une envie : la voir prendre son sac à dos et partir. Tout s’emmêlait. Le sentiment d’urgence qu’elle éprouvait à l’idée qu’un homme avait été condamné à tort. L’exaltation de contribuer à réparer une erreur judiciaire. La crainte sourde de l’épreuve qui attendait Lisa. Saurait-elle la protéger de la tempête que sa lettre allait déclenché? Tout était si ténu. »

Lisa a vingt ans et cinq années d’historique judiciaire, depuis une plainte déposée pour viol. Le prévenu : un travailleur trentenaire, employé au domicile familial, casier judiciaire à l’appui de sa moralité douteuse. Et pourtant, il nie les faits. Dur comme fer.

Le procès est sur le point d’aboutir lorsque l’adolescente demande à changer d’avocat. « Je veux être défendue par une femme ». Alice accepte le cas. En partie au nom de son éthique de travail : toujours militer en faveur des plaignants.

En venant la voir, la Lisa désormais adulte aurait-elle enfin encaissé l’adolescente qu’elle était ? Elle dévoile à sa nouvelle avocate cette ancienne version d’elle-même – une collégienne précédée par sa réputation, et prête à tout pour sauver son image publique. D’une manière initialement inspirante et originale, dont les conséquences la rattrapent rapidement. Car Lisa l’admet, noir sur blanc : j’ai menti. Son agresseur croupit depuis cinq ans en préventive. L’avocate, trop habituée à jouer les héroïnes, endosse, pour une fois, le rôle de la défense. Inopinément. Elle s’appliquera à tenter d’acquitter cette petite menteuse.

Pascale Robert-Diard, journaliste et chroniqueuse, fait le pari de chambarder les standards du récit judiciaire dans une tentative osée de surpasser la dichotomie coupable/victime sur l’un des thèmes les plus sensibles du moment. Le livre interroge sans dénoncer, relève sans condamner. Le titre met au rebut l’effet de surprise, certes ; détail vite occulté par la construction brillante de l’intrigue. La plongée vertigineuse dans le psyché de la plaignante existe par le prisme de la femme payée pour la défendre. Un pari mettant en exergue les mécanismes pervers de la sexualité adolescente, à l’époque de metoo.

Ce roman est un récit court et incisif qui dépeint l’être humain tout en nuance ; une bouffée d’air face aux partis pris ; en dernier lieu, une réflexion sur les métiers du pénal, s’exerçant dans les abysses de l’âme humaine.

 

Editions L’Iconoclaste, 2022.

La Discrétion – Faïza Guène

La Discrétion – Faïza Guène

« Yamina a entendu tous ces mots et elle a senti que rester invisible était une question de survie. Pour toujours, elle gardera la tristesse profonde de ceux qui ont le sentiment d’avoir tout abandonné, alors même qu’ils ne possédaient rien. Pour toujours, elle gardera cette illusion terrible, qui laisse croire qu’on peut quitter un lieu, y retourner et retrouver les choses comme on les a laissées. »

Yamina a soixante-dix ans. Son chemin la mène de l’Algérie de sa naissance à la banlieue parisienne. Elle a survécu à la faim, au patriarcat et à la guerre d’Indépendance, réfugiée derrière la frontière marocaine. L’exil, elle connait. Enfant, elle aide sa famille : une fille « qui vaut six de ses garçons », comme le dit son père.

Ensuite, c’est le mariage et le départ en métropole. Paris est une chance de vie meilleure dans l’esprit des blédards ; un choc culturel pour elle, qui n’a connu que les reflets dorés du soleil sur ses montagnes. Sous le ciel nuageux d’Aubervilliers, elle fait profil bas, dans un logis insalubre. Frotte la tête de ses enfants dans des bains publics à défaut d’avoir une salle de bain chez elle.

Trente ans plus tard, sa descendance reste accrochée entre le seuil de l’âge adulte et l’adolescence tardive. Elle se construit en tanguant, happée par des vents contraires. Entre héritage familial et droit du sol, les gosses de Yamina s’approprient de leurs origines à leur manière. Prennent ce qu’ils veulent, jettent ce qui les gonfle. Avec colère, ou résignation. Avec la ferme intention, surtout, de ne pas décevoir ceux qui ont « tout sacrifié pour eux ».

Et à l’orée des lèvres, une question béante : quels efforts d’intégration pour cette deuxième génération, à la fois d’ici et d’ailleurs ? 

« Elle a toujours le sentiment de devoir réparer l’offense subie par ses parents. Et ce que Hannah ne supporte pas, c’est l’idée qu’un jour ils seront enterrés sans avoir eu la reconnaissance qu’ils méritent. »

La prose de l’autrice est un voyage entre présent et passé, d’une rive à l’autre de la Méditerranée. La France de Faïza Guène, c’est celle de la consommation, et elle ne cesse d’en citer les références. En chiffres et en lettres – ces chiffres que les parents Taleb ne cessent de convertir en dinars : « sa Renault Talsiman, 1.5 DCI ECO 2 Energym Buisiness intérieur cuir », « son blouson en fausse fourrure qu’elle a acheté 79,90 euros au Zara du centre commercial Le Millénaire » « ses Rebook Royal Ultra achetées 40 balles chez Go Sport ». Par opposition, le pouls de l’Algérie bat au rythme de la nature : ciel étoilé, figuiers de barbarie et au milieu, une vie rurale étalée sans confort.

Le style sans fard du récit, vivace et imagé, nous tient en alerte, l’humour à la rescousse des tensions dramatiques. On devine l’expérience propre de l’autrice en filigrane. « La discrétion » est une ode à la vie quotidienne, agrémentée de quelques réflexions percutantes au détour des paragraphes : « les hommes ont le privilège de ne mourir qu’une fois. Les femmes, elles, sont tuées par leur propre monde, et ce, des milliers de fois. Elles ne cessent de ressusciter, matin après matin. »

En sus de l’humour, le texte est fort de ses personnages prosaïques, pleins de bonne volonté et humbles face à leurs failles. On s’approprie de leurs contours, tandis que la narration omnisciente les incarne à tour de rôle. Avant l’amour romantique, l’amour fraternel et paternel est érigé en base solide à partir de laquelle tout se construit.

En résumé, une réflexion en filigrane sur les vagues migratoires des années 60 et 70 – est-ce que le déplacement en vaut la chandelle? 

Je termine avec cette citation de Franz Fanon, insérée à mi-chemin dans le texte :

« Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. »

Franz Fanon, les Damnés de la Terre

Editions Plon, 2020.

Pourquoi j’ai aimé « Orgueil et préjugés » de Jane Austen

Pourquoi j’ai aimé « Orgueil et préjugés » de Jane Austen

Hormi le mariage, rien ne plait tant aux filles qu’une peine de cœur, de temps en temps.

Plusieurs fois dans l’année, je revisite les classiques qui dorment sur ma bibliothèque depuis que j’ai passé le bac. Histoire de rattraper quelques négligences de la période de mes seize ans où à choisir entre Jane Austen et Gossip Girl, j’optais plutôt pour la seconde. Par ailleurs, les lumières de décembre invitent à se plonger dans des romances au ton plus léger que l’actualité et entre deux larmes pour les victimes d’Israël, je redécouvre les amours contrariées entre Mr. Darcy et Elisabeth Bennet dans l’Angleterre des guerres napoléoniennes.

Le but ici n’est pas de refaire un commentaire composé d’ «Orgueils et préjugés », à cet effet Chat GPT se fera un plaisir de prendre le relais. Simplement de fournir une petite réflexion sur mes impressions de lecture.

Le roman plaira à ceux qui aiment lire le théâtre ; l’abondance de dialogues s’oppose au vide descriptif, qu’il s’agisse de lieux, du contexte de l’époque ou de l’apparence des personnages. Ainsi, l’action réside dans les relations interpersonnelles.

Mr et Mrs Bennet vivent à Longbourn avec leurs cinq filles, toutes en âge de se marier. L’unique préoccupation de la mère est de leur trouver à chacune un bon parti. Une aubaine lorsque leur riche voisin, Mr. Bingley, semble avoir des vues sur l’aînée, Jane – qui le lui rend bien. Bingley vient accompagné de son fidèle acolyte, Mr. Darcy, qu’Elizabeth -la jeune sœur de Jane- juge orgueilleux et antipathique. Sans savoir qu’en dépit de son attitude peu avenante, il n’attend que de lui déclarer sa flamme.

Austen défend une vision de l’amour réfléchie qui murit avec le temps, par opposition au coup de foudre. Cela oblige le lecteur à patienter jusqu’au happy ending, que l’on devine perdu d’avance en théorie, gros comme une maison en pratique. Surtout si vous avez déjà vu un certain nombre de comédies romantiques hollywoodiennes où deux ennemis se font les yeux doux. Rien de bien original, je le concède. Et pourtant, ce roman s’impose en référence plus de deux siècles après sa parution.

Les protagonistes, issus de la petite noblesse, s’expriment à coups de tirades en langage soutenu, reflets de leur époque et de leur classe sociale. L’ironie latente dont Austen manie habillement les règles est peut-être ce qui empêche le basculement de l’ensemble vers un registre trop pompeux qui plongerait le lecteur du XXIe siècle dans l’ennui. À ce sujet, le personnage de Mr. Collins, érigé en caricature de l’obséquiosité des nobles de son temps, en demeure le meilleur exemple. Caractères affirmés, répliques enjouées, subtile critique de la bienséance sociétale et de la condition féminine, tout est suffisamment calculé pour que l’on s’attache aux protagonistes, notamment à ce pauvre Mr. Darcy à qui on souhaite le meilleur alors qu’il déclare maladroitement son amour et se fait rembarrer. La suite de ses aventures pour conquérir Elizabeth se découvre avec le même plaisir coupable que lorsqu’il s’agit de réunir le couple phare d’une série Netflix. 

Finalement, les écrits d’Austen, décriés de son vivant pour ses thématiques à l’eau de rose (elle n’a guère eu le temps de faire sa place dans le milieu littéraire en décédant à 41 ans), ont le mérite de mettre en lumière les intrications de la culture anglaise de son siècle tout en restant intemporels par leur manière de sonder l’âme humaine. Les adaptations cinématographiques ainsi que les reprises de la thématique dans plusieurs œuvres contemporaines contribuent à entretenir le phénomène, si bien que le livre serait classé parmi les préférés des Anglais avec le Seigneur des Anneaux. 

Ainsi, il vaut la peine de persévérer, même si les premiers chapitres paraissent lents et un brin grandiloquent. Cela est peut-être intentionnel pour un livre qui défend l’amour en tant que sentiment qui se construit. Je termine ainsi par citer la préface de Catherine Cusset, autrice française, sur son rapport au livre en page IV :

« il est logique qu’un roman qui décrie l’amour coup de foudre et défende l’amour sur l’estime se fasse lui-même apprécier par d’autres moyens qu’une séduction immédiate et souvent trompeuse ! On peut donc conclure à l’harmonie du fond et de la forme ».

Editions Flammarion, première version 1813, édition présente 2020.

Connemara – Nicolas Mathieu

Connemara – Nicolas Mathieu

« Hélène était pleine de ce temps compté, de ces bouts de quotidien qui composaient le casse-tête de sa vie. Par moments, elle repensait à son adolescence, les flemmes autorisées d’à quinze ans, les indolences du dimanche, et plus tard les lendemains de cuite à glander. Cette période engloutie qui avait tellement duré et semblait rétrospectivement si brève. Sa mère l’enguirlandait alors parce qu’elle passait des heures à s’étirer dans son lit au lieu de profiter du soleil dehors ». 

« Puis à quarante ans pour finir, un soir de réveillon après avoir déposé le petit chez sa mère, la voix qui scande autour des lacs, c’est pour les vivants, et lui tout seul au volant, ne sachant même pas où dîner ni avec qui, en être là au bout du compte, le cheveux plus rare et sa chemise serrée à la taille, surpris de cette sagesse de vieillard qui, à l’improviste, sur cette chanson roulant son héroïsme de prospectus, le cueillant dans une bagnole qui n’était même pas la sienne. »

Après « 4-2 pour Ambrì », je poursuis complètement par hasard dans les ouvrages sur le hockey-sur-glace et la vie des régions périphériques. « Connemara » évoque les vallées d’Irlande, transposée dans le décor grisâtre d’une ville périphérique de l’Est de la France. Ainsi, le Connemara de Nicolas Mathieu n’est pas un lieu géographique, mais un refuge temporel. Une ode à ces soirées de jeunesse insouciantes où les protagonistes, deux quadragénaires nostalgiques des opportunités gâchées, chantent Sardou et rêvent que tout est encore possible. 

Il y a Hélène, deux enfants, une carrière dans la finance. Elle n’a pas assez de temps pour dépenser son argent et s’inspire de la liberté de sa jeune stagiaire pour retrouver la sienne. Issue d’un milieu modeste, elle a bûché pour en sortir, ignorant à présent si le fruit de ses efforts en vaut la chandelle. 

Un jour, elle retrouve Christophe, confiné dans une bourgade fictive du Grand Est qu’il n’a jamais quittée. Entre son père qui perd la tête et son ex qui lui fait des misères, il s’accroche à son passé glorieux de hockeyeur, à l’amour de son fils et aux amitiés infaillibles  pour avancer.

Nicolas Mathieu est titulaire du Prix Goncourt 2018. Auteur éminent de la littérature française contemporaine, il excelle dans les portraits de personnages réalistes, riches de leurs faiblesses et contradictions. La France qu’il dépeint dans ses romans est ouvrière, rurale, portée par le poids des traditions. Dans «Connemara », il crée la petite ville de Cornécourt. Population vieillissante, électorat de droite. Pas si distincte de certaines de nos bourgades helvétiques où ils ne passent pas grand chose, excepté autour de la patinoire en hiver.

L’histoire d’amour prévisible entre Hélène et Christophe se déploie devant nous, par le biais d’un langage truffé d’idiomes populaires conférant au récit des airs d’oralité. La narration varie les temporalités, entre le présent morne et la jeunesse idéalisée. C’est avec une habilité admirable que l’auteur se glisse dans la peau d’une petite Hélène de treize ans, en guerre avec la banalité de sa famille, qui dévore en cachette le journal secret de sa copine. L’adolescente est embarrassée par ses origines modestes et déterminée à montrer à ses parents, par contradition, qu’elle peut faire mieux qu’eux.

Christophe représente l’amour désiré -celui qui lui, autrefois, a préféré sa copine plus populaire, plus riche. Sa conquête est une manière de rattraper les failles du passé, un retour vers ce qu’elle a souhaité fuir. Ou ce besoin imperceptible de confirmer la supériorité de la caste qu’elle a ralliée, à force de travail, de diplômes et de quelques renoncements.

Le livre est une sorte d’anthropologie de la France périphérique avec l’opportunité, pour les lecteurs, de retrouver un peu d’eux-mêmes dans chacun des personnages. 

2022. Editions Actes Sud pour l’édition brochée, 400 pages. 

La doublure – Mélissa Da Costa

La doublure – Mélissa Da Costa

« Ce qui m’interpelle d’abord, c’est la noirceur du tableau. Il est composé de couleurs sombres : noir profond, gris lourd, brun rougeâtre. Pas une lumière ne vient l’éclairer. Puis mon regard capte la scène. Le corps nu et maigre d’une jeune fille posé sur une roche, dans un décor sinistre. Le ciel rougeoyant est empli de fumée noire. La jeune fille semble offerte, même si le mot « sacrifiée » me vient d’abord. Autour d’elle rôde un cercle de créatures squelettiques, ni humaines, ni animales. »

Dans ce drame psychologique, Da Costa explore les affres et indécences des puissants de ce monde à travers les frasques d’Evie Perraud, employée au service d’un couple de milliardaires de la Côte d’Azur dont la femme, Clara, est artiste-peintre. Prétextant qu’elle déteste le feu des projecteurs, elle pervertie l’innocence d’Evie en faisant d’elle sa doublure, chargée de jouer son rôle lors des présentations publiques de son art. Le lecteur devine très vite des intentions malsaines derrière cette dangereuse mascarade. Les toiles de l’artiste inspirées du romantisme noir, représentant le plus cruel de la condition humaine, résonnent comme de sombres présages et contrastent avec le calme apparent du petit village de Saint-Paul de Vance dans lequel résident les nouveaux employeurs d’Evie. 

La doublure, anciennement employée de station service, malmenée par sa famille et son premier amour, croise Pierre Manan sur son yoat au bord du Vieux Port de Marseille alors qu’elle cherche à donner un nouveau tournant à sa vie étale. Abordée pour un simple travail d’assistante, elle découvre qu’elle a été engagée pour son physique similaire à celui de Clara Manan, de son nom d’artiste Calypso Montant, figure montante de l’art contemporain. Entraînée à s’approprier de son identité, comprendre la signification de ses toiles sombres et la doubler au bras de son mari Pierre, elle se délecte de cette chance de devenir quelqu’un d’autre. Le couple lui ouvre la porte de leur intimité, qui a tout à envier à ce monde d’opulence. Jusqu’à découvrir les secrets malsains poussant Clara à présenter son art sous un autre visage. Evie est alors happée dans ce monde qui à l’instar du romantisme noir fait la part belle à la drogue, au libertinage et aux jeux de domination ; les cartes se brouillent jusqu’à ne plus savoir qui manipule qui.

J’avais très vite refermé « Tout le bleu du ciel » de Mélissa Da Costa, littérature de développement personnel. Elle démontre avec « La Doublure » que ses talents de narratrice vont au-delà des jolis romans aux fins prévisibles, basculant dans un univers glauque ponctué de références artistiques et littéraires, de Goya au Marquis de Sade. Le trio « Evie – Pierre – Clara » est une allégorie de la légende biblique Eve – Adam – Lillith et le lecteur assiste à la dégringole d’Evie pressé de connaître le point le plus bas de la chute prévisible. Malgré certains passages longuets lorsque la narratrice s’étale sur ses ressentis, l’autrice aborde les thèmes de la condition féminine, de la dépendance et de la perversité des désirs enfouis dans une tirade de passé 500 pages, prenant ainsi le risque de changer d’audience. Peut-être un peu glauque -mais soft comparé au dernier roman de Mariana Enriquez. L’autrice a-t-elle souhaité prouver qu’elle pouvait écrire autre chose que des romans feelgood, jusqu’à forcer le trait vers l’autre bord ?

Albin-Michel, 2022.