« Il y a des gens qui s’aiment tellement qu’ils n’ont plus d’amour en réserve pour les autres et il y a des gens qui n’arrivent pas à en aimer d’autres parce qu’ils ne s’aiment pas eux-mêmes. Je ne sais toujours pas si le général appartient à la première ou à la seconde catégorie. Je crois que sa mégalomanie et son besoin de pouvoir cachent une insécurité, un vide intérieur et un manque de confiance dans la vie qui empirent avec l’âge. Des fois, je me dis que toutes les plantes qu’il met dans le jardin sont là pour compenser son inacapacité à s’enraciner dans cette vie. » 

 

L’histoire suisse est revisitée dans ce deuxième roman de Michel Chevallier, une libre adaptation du parcours du général Ulrich Wille, chef militaire de la Suisse durant la guerre de 14-18. Le récit de sa soif de pouvoir mêle l’intime et le politique dans une intrigue centrée sur son épouse, Constance.

1914. Dans une république alpine d’Europe centrale, les ambitions démesurées du chef de l’armée vendent la guerre en opportunité d’acquérir un titre de noblesse. Pour passer de Colonel à Général, il faut des soldats, une mobilisation, une ligne de front. Derrière cet homme, une famille : une épouse catholique, accompagnée d’un prêtre entreprenant, et un fils envoyé aux frontières par soucis d’équité, gaussé de tous par sa filiation.

Le portrait du Général, à l’honneur dans le texte, résonne en prémisse à la jolie postérité de dictateurs qui, vingt ans plus tard, auront la chance d’appartenir à des nations suffisamment crédibles pour envahir l’Europe. Le drame de notre Général, au final, est de devoir se contenter d’une démocratie forte de sa tradition pacifiste. Scellée, donc, dans un rôle de témoin prudent, plus encline à observer les combats à l’horizon qu’à jouer à David contre Goliath. Les soldats s’ennuient. Finalement, le premier mort de la guerre tant espérée risque bien d’être l’homme tentant de séduire sa femme. 

L’auteur croque ainsi les traits grossis d’un homme opiniâtre, ambitieux et narcissique, torturé sûrement, par le biais d’une prose soutenue, truffée de métaphores originales forçant la caricature. Le tout joliment complété par les extraits de ses états d’âme dans des carnets à la première personne : un rouge et un brun, rédigés du point de vue de l’Homme pour le premier, du Militaire pour le second. On reconnait ainsi l’expérience professionnelle de l’auteur en tant que rédacteur politique, en coulisse des discours contrefaits du pouvoir.

Le personnage de Constance, seule figure féminine entre le mari, le fils et le prêtre, est garant de l’humanité du protagoniste. Elle est plutôt triste, Constance – accablée par les lettres du front de son fils qui, en opposition à celles des Poilus dans les tranchés, s’apparentent à l’appel à l’aide d’un gosse victime de harcèlement scolaire. Son aide de camp au prénom angélique, étranger, communiste et traumatisé de guerre se dresse en antagoniste au militaire. Et son entrée dans le récit risque de le faire basculer de l’adaptation historique à la tragédie grecque. Pour le plaisir du lecteur.

Editions l’Harmattan, Collection Amarante, 2023.