L’oeil de l’espadon – Arthur Brügger

L’oeil de l’espadon – Arthur Brügger

« C’est la semaine de l’espadon. On a reçu deux énormes espadons et les clients peuvent pas s’empêcher de s’arrêter devant pour dire « oh comme ils sont jolis », « oh comme ils sont gros », « oh comme c’est dégoûtant », et nous on dit « oui oui » en hochant la tête. On répète à tout le monde que oui, ils viennent bien d’Italie. C’est marqué sur l’écriteau, mais les clients pensent qu’on en sait plus que l’écriteau, ou que peut-être l’écriteau ment. Couper des tranches d’espadon c’est pas vraiment évident à cause de l’os au centre, la colonne vertébrale qu’il faut briser avec le gros couteau qui ressemble à une scie. »

« L’oeil de l’espadon » est le premier roman du vaudois Arthur Brügger, diplômé de l’Institut littéraire suisse et récompensé par le Prix Bibliomedia en 2016. A mi-chemin entre le conte et le roman de société, il donne la parole à Charlie, apprenti-poissonnier, dans le décor d’un hypermarché.

Charlie est orphelin, timide avec les filles, toujours gentil mais effacé. Sa vie sociale et son travail ne forment qu’un : il évoque les horaires à rallonge de ces travailleurs de l’ombre que chacun croise derrière un gros caddie à commission sans s’interroger sur leur quotidien ; leur pause-café, obligatoire mais décomptée ; leur colère en entendant les chefs rappeler de travailler avec le coeur pour un salaire bas et une absence de considération ; leur agacement fasse à la pression du chiffre d’affaire ; les exigences d’obséquiosité envers une clientèle tantôt impatience et hostile, tantôt avide de contacts humains, qui racontent leur vie au petit poissonnier du Grand Magasin.

La vie sous les néons, au milieu des denrées alimentaires, est déployée devant nos yeux de lecteur à l’image d’un microcosme, régit par des règles qui lui sont propres et en même temps miroir de notre société.

Le livre aborde les thématiques de la solitude, de l’écologie à travers la dénonciation du gaspillage alimentaire, du statut des travailleurs pauvres. Le tout est conté avec une grande candeur par un narrateur à peine adulte, dont la propose cultive un côté enfantin.

« En tout cas les paquets on les emballe toujours la veille mais on met l’étiquette le lendemain comme ça la date sur l’étiquette elle est reportée d’un jour et le client il l’achète parce qu’il pense que ça dure plus longtemps. C’est pas de l’arnaque parce qu’en vrai la nourriture est mangeable plusieurs jours. C’est juste que le client il va toujours préférer le paquet où la date c’est le lendemain. »

Charlie parle avec humanité des poissons qu’il découpe et évide avant de les servir aux clients. Sa prose emprunte de poésie est la force de ce roman. J’y ai retrouvé le style narratif des livres du « Petit Nicolas » de mon enfance. Le protagoniste apprend toutefois, au fil du récit, à s’affirmer en tant qu’adulte, avec en suspens la question de savoir s’il va finir par se soustraire au système ou en adopter les codes et, en tant qu’employé modèle, gravir les échelons.

En effet, les personnages sont représentés avec leurs faiblesses et leurs contradictions, comme Emile, artiste embauché au sous-sol du supermarché, là où terminent les invendus dont on ne peut profiter en tant qu’employé. Emile est la figure de l’universitaire engagé, embauché dans l’idée de délivrer un reportage photo sur le gaspillage alimentaire ; il se heurte au personnage de Charlie, cette classe sociale moins encline à mener des actes citoyens car trop occupée à survivre au travail. Avoir des convictions, est-ce l’apanage de la bourgeoisie ?


Le récit est donc original, émouvant, et très éloigné des poncifs auxquelles il serait facile de céder en tant qu’auteur. Pas d’histoire d’amour avec la jolie Natacha dont il rêve secrètement ; pas d’acte d’héroïsme téméraire, juste la vie. A recommander à tout ceux qui aiment les livres mettant de la poésie dans l’ordinaire.

Editions Zoé Poche, 2015.

La Fabrique du corps humain – Jérémie André

 » Et lui-même, que faisait-il, sinon suivre les pas que d’autres avaient tracés pour lui ? Un chemin qui pouvait le mener vers une carrière réussie, de la considération et un éventuel poste de professeur. Mais cette vie sans aspérité, prémâchée, n’était que celle qu’il empruntait à l’histoire de la famille. 

Au-dessus de lui, dans les étages de l’hôpital, les minutes et les heures pesaient dans la mécanique corporelle : des cœurs fatiguaient, des poumons s’essoufflaient. Un jour, il se trouverait lui aussi dans un lit d’hôpital, avec une première alterte, un cancer peut-être, une maladie dégénérative, un accident vasculaire cérébral. S’il avait de la chance, il finirait par s’endormir de cette belle mort qu’on appelle vieillesse. « 

 

Le premier roman de l’écrivain vaudois Jérémie André, médecin de profession, a pour décor le célèbre quartier lausannois du Flon. Dans ce roman au croisement entre la sociologie et la science, la belle plume de l’auteur navigue entre littérature et essai scientifique, proposant une réflexion sur la place du corps dans nos sociétés ultramodernes, la relation entre l’homme et le travail, le libre-arbitre face au déterminisme.

Le texte met en scène trois personnages aux destins différents qui se retrouvent dans l’enseigne d’une célèbre chaîne de restauration rapide. Il y a Anna, ancienne étudiante, qui est devenue première équipière et formatrice dans les cuisines du restaurant. Puis son ancien compagnon Dominique, interne en médecine, fils d’une famille influente de la ville. Et finalement Jean-Pierre, le descendant d’immigrés, obsédé à l’idée de transformer son destin en succes story des temps modernes jusqu’à changer de nom pour gagner en crédibilité. Les trois personnages se croisent, se frôlent, se souviennent et s’interrogent sur l’essence de l’existence. Une essence qui se décline, pour le jeune médecin, à travers le corps et ses manifestes, comme pour l’auteur dont l’étude des corps est le métier.

Sommes-nous corps avant d’être esprit ? Le psychiatre défend bien sûr l’idée d’une vision bio-psycho-sociale de la médecine et par extension de la vie. La prose de Jérémie André exprime et expose le détail des émotions des personnages à travers les mécanismes et douleurs physiques. Il y évoque l’impuissance, les dégâts de la nicotine et de la malbouffe sur l’organisme, les maladies professionnelles ; pendant que Dominique dissèque des cadavres pour apprendre son métier, Jean-Pierre soigne ses douleurs dorsales avec une psychothérapie et Anna poursuit dans sa profession en fermant les yeux sur les maux d’usure des travailleurs de l’ombre.

Le roman est également une réflexion sur le libéralisme et les nouvelles formes de management mettant une pression d’autant plus vicieuse qu’elle est subtile sur les travailleurs précaires. Nous retrouvons plusieurs modèles-types du rapport qu’entretient l’homme contemporain avec le travail: l’emploi comme vecteur d’ascension sociale qui, si elle n’est pas atteinte, devient destructeur ; l’emploi comme facteur d’avilissement ou de maladie ; finalement, l’emploi comme vocation pour aider les autres. Jean-Pierre, gérant d’un fast-food, incite ses employées à « s’éclater au travail », sans relever l’ironie derrière cette injonction. Dominique, lui, s’interroge sur le fait de prendre un emploi sans responsabilité, alors que l’histoire de sa famille, des tanneurs devenus entrepreneurs, est l’exemple même du conte de fée moderne dont rêve Jean-Pierre. Et quand Anna revoit Dominique après quatre ans, elle s’imagine qu’il la tient pour responsable de son échec professionnel dans la voie de garage qu’est la restauration rapide.

Personnellement, j’ai eu du mal à trouver mon compte dans la structure du roman, dû à certaines scènes très détachées de l’intrigue initiale mais déployées dans les détails, qui donnent l’impression que la narration est mise sur pause, tandis que d’autres thématiques, telles que les passages historiques sur l’histoire du quartier du Flon qui attestent d’un gros travail de recherche en amont, mériteraient d’y être développées plus longuement mais sont passés rapidement. Cela n’est que mon avis et sans doute une question d’intérêts propres, mais je trouve que l’auteur s’est fixé un gros challenge de rassembler autant d’éléments dans un texte concis à 150 pages et il y aurait de quoi écrire un plus long roman. D’autant que j’aurais souhaité en savoir plus sur la relation entre Dominique et Anna, leur vie commune et leur rupture qui, comme leur rencontre, semble déterminée par le hasard.

Olivier Morratel Editeur, 2023.

 

 

D’après une histoire vraie – Delphine de Vigan

Delphine de Vigan est la seule autrice française dont je peux me targuer d’avoir lu l’intégral des ouvrages et D’après une histoire vraie est mon favori. Une apparente histoire d’amitié, une immersion dans le quotidien d’une écrivaine à succès… jusqu’à ce que le récit, parfaitement échafaudé, évolue vers le thriller psychologique jouant avec nos nerfs de lecteur. Impossible à lâcher !

Les premiers chapitres ont une allure de témoignage, pour autant que l’on connaisse l’œuvre et les grandes lignes biographiques de l’autrice. La protagoniste prénommée également Delphine, en couple avec un journaliste du nom de François, vient de publier un best-seller contant un authentique drame familial. Une allusion à Rien ne s’oppose à la nuit, que de Vigan signe en 2011, après le suicide de sa mère bipolaire dont le texte retrace l’histoire -cet ouvrage fera sans doute l’objet d’une chronique postérieure.

La Delphine du livre reçoit alors des courriers anonymes qui lui reprochent avec véhémence de s’enrichir sur les malheurs de sa famille. A la même période, elle rencontre dans un salon littéraire la mystérieuse L. -entendez « elle » à l’oral. Une femme à la fois sans identité et dotée d’une influence sans pareil sur la vie de l’écrivaine qui, au moment de leur rencontre, se met à souffrir du syndrome d’angoisse de la page blanche. Dans l’introduction, elle annonce la couleur : depuis que L. débarque dans sa vie, elle ne peut plus écrire une ligne. Ni roman, ni critique, ni préface ; pas même une carte de vœux. Cachant à ses proches ce qui, à son échelle, est une maladie professionnelle, elle s’en remet à L. pour lui sauver la mise.

L. est représentée comme un alter ego de Delphine : autrice également mais écrivaine de l’ombre, elle publie des récits de vie de célébrités en tant que nègre. Dotée d’une assurance frôlant l’arrogance, elle est belle, disponible et totalement dévouée à Delphine jusqu’à la remplacer en personne lors d’invitations professionnelles. L’amitié des deux femmes ne tarde pas à évoluer en relation de dépendance malsaine que la protagoniste raconte avec du recul, consciente de devoir s’en détacher, mais excusant le comportement envahissant de L. à la manière d’une femme violentée qui ne peut quitter son conjoint. La présence de L. dans la vie de Delphine coïncide par ailleurs avec des événements que notre regard de lecteur impute à cette mystérieuse femme (lettres incendiaires qui se poursuivent, vole de ses carnets de note d’écrivain). L. refuse de rencontrer la famille et les amis de Delphine, se soustrayant à tout témoin possible de ses actes. Concernant sa carrière, elle ne tient qu’un seul discours : la fiction n’intéresse plus personne et pour conquérir son public à nouveau, Delphine se doit de produire du vrai. La situation se retourne enfin en faveur de cette dernière lorsqu’elle se décide à se remettre au travail avec un objet d’écriture bien précis : L., et les épisodes de sa vie teintée d’événements tragiques qu’elle raconte à Delphine comme un écrivain raconte des histoires. Ce qu’elle raconte, est-ce que c’est vrai ?

Le résultat final est bluffant : j’ai été tenue en alerte par ce thriller que l’on retourne dans tous les sens sans parvenir à terminer le puzzle. Le roman est participatif, puisque le lecteur a un avis à se forger sur le final. Entre les lignes, la question suivante : notre pire ennemi ne se trouve-t-il finalement qu’en nous-mêmes ? Nous sommes invités à réfléchir sur les dissonances entre le vécu et l’imaginé, le danger réel et la psychose ; nos représentations de nous-mêmes face au regard de l’autre. Delphine est-elle victime ou schizophrène ? 

A chaque fois que je parle d’un livre à mes amis et ma famille et pour autant que l’intrigue ne comporte ni meurtre ni dragons, la même question me revient : est-ce que c’est une histoire vraie ? Une interrogation qui, je dois l’admettre, me dérange, me perturbe, me renvoie à d’autres questions. La sociologie contemporaine atteste d’un intérêt moderne sans précédent pour le réel. La « vraie » vie -scénarisée au possible- des influenceurs attise autant de vues, voire davantage, que les séries de fiction, « parce que c’est vrai ». En librairie, autobiographies et témoignages foisonnent. De Vigan aborde d’ailleurs cette thématique dans son dernier livre « Les enfants sont rois » qui commence par devinez quoi : la finale de l’émission Loft story en 2001. Est-ce à cette époque où la télé-réalité fait ses débuts prometteurs que l’obsession du vrai commence ? 

Bien sûr qu’en plongeant dans un livre, notre curiosité de lecteur tentera toujours de démêler le vrai du faux. Mais les récits autobiographiques ne comportent-ils pas tous une part d’autofiction, dans la mesure où nos représentations de nous-mêmes et de notre vécu restent emprunts de subjectivité ? A l’inverse, un roman fictif s’inspire toujours d’une époque, d’un contexte socio-politique, de la vie des gens ordinaire. Oui, toujours, je m’excuse de citer encore Harry Potter, mais les fans ont tous fait l’amalgame entre Lord Voldemort et Adolf Hitler. 

Pour poursuivre dans la réflexion, je pense aux séries de fiction qui se doivent d’inclure de la diversité dans leurs personnages pour correspondre davantage aux standards de la réalité sociale actuelle. Une noble idée… avec le risque de dénaturer des oeuvres de fiction parce qu’elles ne correspondent plus aux références de notre temps. Trop machistes, trop européocentristes. Pourtant, le cinéma et la littérature sont le reflet d’une époque et j’excuse Tolkien de négliger les personnages féminins dans ses livres ; en 1920, la présence des femmes en-dehors du foyer était trop rare pour que ce Monsieur pourtant intelligent puisse seulement y penser. 

Finalement, n’est-ce pas contradictoire de vouloir rendre toute fiction représentative du monde réel alors que sur les réseaux sociaux, nous assistons à une déferlante de scènes prétendument authentiques qui ne s’avèrent que mascardes ? Encore un paradoxe de notre belle époque…

Pour conclure, dans le roman D’après une histoire vraie, la problématique des frontières poreuses entre la réalité du monde externe, la réalité propre à notre ressenti interne et la fiction pure est décortiquée, imagée, ficelée et déficelée sous tous les angles. C’est à mon sens une œuvre de génie qui mérite bien le Prix Renaudot et le Prix Goncourt des Lycéens reçus en 2015. 

Editions Hachette, 2015.

Fusil – Odile Cornuz

 Il fallait laisser le reste derrière soi. Ne pas donner dans la nostalgie. Ne pas établir la liste de tout ce qui avait été raté. Ne plus penser à ce qui faisait l’objet d’oubli volontaire. Ne pas laisser de place à ce qui resurgissait mais dont on ne voulait plus. Ce n’était pas seulement la maison qu’elle rénovait. Elle frotta avec plus de vigueur. Ces poutres allaient être superbes! La tâche était ingrate mais sertie de promesses. Vers la beauté, pensa-t-elle. Vers du solide, ajouta-t-elle à ses pensées. Et ces deux mots, beauté solide, solide beauté, se rejoignaient comme deux matières non solubles.  

 

Cela fait quelque temps que je passe du temps à épier les étagères « littérature suisse » des librairies pour élargir ma culture des auteurs romands et je suis tombée sur Fusil, de l’auteure neuchâteloise Odile Cornuz. Active dans le milieu du théâtre, il s’agit de son premier roman, sélectionné pour le Prix des lecteurs de la Ville de Lausanne 2023. 

L’histoire est un classique du couple qui s’assemble puis se dissout ; le désir, puis la lassitude et finalement la colère, pour revenir à l’indifférence. Les personnages : un homme, une femme, une enfant, dans un coin de pays entouré de forêts, de montagnes. L’homme propose de l’épouser ; elle hésite. Elle est déjà passé par là. Elle a une petite fille, d’un premier mariage. Il insiste, elle accepte. Ils contentent leurs amis et familles qui se réjouissent de leur normalité. Puis les non-dits s’immiscent à travers les scènes du quotidien ; les premières colères, les divergences, les dissonances. Un jour il faut partir. Comment échapper à la violence de celui qui s’accroche ? 

En ouvrant Fusil, on y trouve d’abord un exercice de style où l’écriture s’impose comme un absolu, si bien travaillée qu’elle prend le dessus sur l’intrigue. La narration à la troisième personne est truffée d’allégories, de symboles en filigrane ; le choix du vocabulaire ne laisse rien au hasard. Cette prose de qualité raconte l’histoire de personnages sans noms, impersonnels. Parce que l’histoire est celle de tous les couples qui se séparent, et parce que ce sont les objets les protagonistes du récit. Des objets de la vie quotidienne, qui donnent le rythme au texte. Dessinés par l’auteur en guise d’introduction pour chaque chapitre, ils nous font passer d’une scène à l’autre. 

Ainsi, ce roman peut-être pensé à la manière d’un décor de théâtre où chaque scène met en lumière un peu de  l’humain et un peu du monde inanimé. Nous sommes toujours dans le présent ; ce qui passe entre les scènes est passé sous silence. Le présent est décrit à partir d’un objet, qui représente un moment de vie. Tous ont leur importance, de l’alliance du mariage à la poupée ornant l’étagère. Télévision, skateboard, montagne, dictionnaire… : sans dénonciation consumériste, l’auteure utilise les objets pour rappeler qu’une vie à deux est avant tout prosaïque, quotidienne. Elle se passe derrière les murs, dans l’intime du foyer. La casserole des spaghettis, les plantes vertes à arroser, les trajets en voiture. Les tâches à honorer, les décisions à prendre. La présence constante du monde animal est également à relever : le chien du couple s’offre un rôle déterminant dans ce théâtre, à mi-chemin entre les hommes et les choses. Tout comme le fusil, le seul objet qui revient au début et à la fin du texte. 

Parce que ce récit est aussi un récit de la violence, des dégâts que peut faire la relation quand on n’avance plus dans le même sillon. L’histoire n’échappe pas, sans doute volontairement, aux stéréotypes de genre : la femme qui met du temps à s’imposer devant la figure de l’homme possessif, cédant à ses pulsions et son irascibilité. On y retrouve des interrogations sur la place du mariage en société, les difficultés à vivre dans une famille recomposée, le couple en tant que vecteur de stabilité plutôt que d’épanouissement. Est-ce la routine, le quotidien qui nous a à l’usure ? 

De ces 156 pages, je retiens surtout la qualité d’écriture et l’originalité de la démarche, parce que j’aime les romans où les personnages ont un visage, un nom, une histoire.

Editions d’En Bas, 2022.

 

Dans la peau d’une djihadiste – Anna Errelle

La journaliste d’investigation du nom d’emprunt d’Anna Errelle délivre dans ce récit un témoignage inédit et affolant sur les filières de recrutement de l’Etat islamique auprès des jeunes. Spécialiste des questions de radicalisation, elle souhaite enquêter sur les méthodes des terroristes incitant des adolescents musulmans ou convertis à partir pour la Syrie dans la France d’avant le Bataclan. 

« L’épouser ?! Je déconnecte Skype, comme un réflexe de survie. Je descends mon hijab sur le cou, et je me tourne vers André, l’air aussi hébété que moi. Nous nous regardons, incapables de répéter autre chose que « oh putain! » en boucle. Parce que nous savons que nous pouvons tout arrêter maintenant, et que dans ce cas cette soirée ne demeurera qu’une anecdote parmi les nombreuses que nous comptons. Mais, bien sûr, nous n’agirons pas ainsi. Nous en voulons davantage…. C’est le but de l’investigation : toujours en savoir plus. »

Au début de l’histoire, une identité fictive sur le réseau social Facebook, qu’Anna utilise pour épier certaines vidéos de propagandes de combattants de l’EI après la prise de la ville de Mossoul, en 2014. Ce compte porte le prénom de Mélodie. De l’autre côté de l’écran, sur le territoire syrien, il y a Abou Bilel, dont la dernière vidéo de propagande a fait le tour du monde. Son intention en tant que chef de guerre est d’inciter des jeunes en mal d’amour à venir le rejoindre se battre ; il s’agira d’un clic fortuit en-bas d’une vidéo de propagande qui changera Mélodie en nouvelle cible de Bilel.

Attérée de voir un des leaders du Djihad entrer en contact avec elle plusieurs fois par jour, Anna se trouve à improviser la vie d’une adolescente française de 20 ans issue d’une famille monoparentale, convertie à l’islam, qui pose naïvement des questions à Bilel sur son rôle dans l’EI, ses prochaines batailles et ses motifs. Dans un langage naïf et rempli de fautes d’orthographes, elle le confronte aux informations diffusées dans les journaux sur la soif de sang du mouvement. Nous sommes à l’époque où Mohammed Merah passe dans le milieu pour un héros de guerre. L’égo gonflé à bloc par l’intérêt de la midinette, Bilel demande à la voir par Skype et ne s’aperçoit pas que la fille de 20 ans en a en réalité 35 derrière son voile. Deux jours après, il la demande en mariage et organise son départ pour le Shâm, la terre promise.

Le discours de Bilel envers sa petite fiancée d’Internet est à la fois une confession criminelle, une propagande maîtrisant l’art de la manipulation dans les règles et une pièce de théâtre de l’absurde, tant certains propos tombent dans le grotesque. Le prêcheur prépare des vidéos inventoriant son véhicule militaire à la manière dont on vante le mérite d’une nouvelle Citroën au Salon de l’Auto ; il blablate des heures sur le besoin d’un monde meilleur pour les croyants et la parole de Dieu, avant de rappeler à sa jeune épouse de prendre de la lingerie fine pour leur nuit de noce. A travers son écran, Anna découvre un profil psychologique instable, menteur et pédophile. Dans un français truffé d’arabismes, il débite sur le bonheur qu’elle trouvera au coeur d’un pays en guerre.

La journaliste retranscrit chacune des journées qu’elle endosse dans ce rôle qui lui fait peur autant qu’il l’épuise, mais qu’elle s’obstine à endosser, portée par une ambivalence que le lecteur peine parfois à comprendre. Son but ultime est de parvenir à la frontière turco-syrienne accompagnée d’un caméraman. La fin du témoignage a des allures de thriller psychologique alors qu’elle ne peut se regarder dans le miroir sans y voir Mélodie en ligne de mire. 

« Je perds beaucoup de temps à rentrer dans le jeu de séduction de Bilel pour gagner sa confiance. Quitte à avoir pris le risque d’entreprendre cette expérience journalistique, il serait frustrant de ne pas la vivre jusuq’au bout. (…) Personne, même pas André, ne perçoit l’exercice de schizophrénie maîtrisé dans lequel cette enquête m’entraîne. ».

Ce livre est un témoignage supplémentaire sur la manière dont les esprits faibles peuvent se laisser embrigader avec aisance face aux discours les plus farfelus, pour autant qu’ils parviennent à toucher leurs affects et revaloriser leur personne. Nous nous trouvons dans une des questions les plus discutés de notre histoire contemporaine : comment des massacres de peuples ont pu se faire avec le consentement des masses ?  Avec en prime, de nouveaux outils par l’avènement des réseaux sociaux offrant des contacts personnalisés entre prêcheurs et victimes.

La seconde thématique se porte sur les métiers du journalisme et leur avenir, dévoilant une facette de la profession aux antipodes de l’attaché de presse local rendant des comptes-rendus innocents sur la vie quotidienne. Les journalistes d’investigation vivent leur job comme un devoir sacré quitte à y laisser des plumes. Des héros contemporains, peut-être. Des masochistes en quête de sensation forte, parfois également? Nous ressentons, à travers la plume d’Anna, un besoin personnel d’adrénaline, de se confronter aux secrets indicibles et au danger, au-delà de l’envie de faire éclater des scandales pour rendre le monde meilleur. 

« Nous formons une grande famille. Une smala de torturés et touche-à-tout passionnés et dévoués à leur travail. »

Le sujet était brûlant à sa parution en 2015, alors que le phénomène se trouvait en pleine explosion ; sept années et un Bataclan plus tard, cette « mode du djihad » a des conséquences concrétisées dans les esprits ; ainsi, le livre n’a pas vieillit, mais se lit différemment. Pour ma part, il s’est dévoré.

Editions J’ai Lu, Poche, 2015