La Discrétion – Faïza Guène

La Discrétion – Faïza Guène

« Yamina a entendu tous ces mots et elle a senti que rester invisible était une question de survie. Pour toujours, elle gardera la tristesse profonde de ceux qui ont le sentiment d’avoir tout abandonné, alors même qu’ils ne possédaient rien. Pour toujours, elle gardera cette illusion terrible, qui laisse croire qu’on peut quitter un lieu, y retourner et retrouver les choses comme on les a laissées. »

Yamina a soixante-dix ans. Son chemin la mène de l’Algérie de sa naissance à la banlieue parisienne. Elle a survécu à la faim, au patriarcat et à la guerre d’Indépendance, réfugiée derrière la frontière marocaine. L’exil, elle connait. Enfant, elle aide sa famille : une fille « qui vaut six de ses garçons », comme le dit son père.

Ensuite, c’est le mariage et le départ en métropole. Paris est une chance de vie meilleure dans l’esprit des blédards ; un choc culturel pour elle, qui n’a connu que les reflets dorés du soleil sur ses montagnes. Sous le ciel nuageux d’Aubervilliers, elle fait profil bas, dans un logis insalubre. Frotte la tête de ses enfants dans des bains publics à défaut d’avoir une salle de bain chez elle.

Trente ans plus tard, sa descendance reste accrochée entre le seuil de l’âge adulte et l’adolescence tardive. Elle se construit en tanguant, happée par des vents contraires. Entre héritage familial et droit du sol, les gosses de Yamina s’approprient de leurs origines à leur manière. Prennent ce qu’ils veulent, jettent ce qui les gonfle. Avec colère, ou résignation. Avec la ferme intention, surtout, de ne pas décevoir ceux qui ont « tout sacrifié pour eux ».

Et à l’orée des lèvres, une question béante : quels efforts d’intégration pour cette deuxième génération, à la fois d’ici et d’ailleurs ? 

« Elle a toujours le sentiment de devoir réparer l’offense subie par ses parents. Et ce que Hannah ne supporte pas, c’est l’idée qu’un jour ils seront enterrés sans avoir eu la reconnaissance qu’ils méritent. »

La prose de l’autrice est un voyage entre présent et passé, d’une rive à l’autre de la Méditerranée. La France de Faïza Guène, c’est celle de la consommation, et elle ne cesse d’en citer les références. En chiffres et en lettres – ces chiffres que les parents Taleb ne cessent de convertir en dinars : « sa Renault Talsiman, 1.5 DCI ECO 2 Energym Buisiness intérieur cuir », « son blouson en fausse fourrure qu’elle a acheté 79,90 euros au Zara du centre commercial Le Millénaire » « ses Rebook Royal Ultra achetées 40 balles chez Go Sport ». Par opposition, le pouls de l’Algérie bat au rythme de la nature : ciel étoilé, figuiers de barbarie et au milieu, une vie rurale étalée sans confort.

Le style sans fard du récit, vivace et imagé, nous tient en alerte, l’humour à la rescousse des tensions dramatiques. On devine l’expérience propre de l’autrice en filigrane. « La discrétion » est une ode à la vie quotidienne, agrémentée de quelques réflexions percutantes au détour des paragraphes : « les hommes ont le privilège de ne mourir qu’une fois. Les femmes, elles, sont tuées par leur propre monde, et ce, des milliers de fois. Elles ne cessent de ressusciter, matin après matin. »

En sus de l’humour, le texte est fort de ses personnages prosaïques, pleins de bonne volonté et humbles face à leurs failles. On s’approprie de leurs contours, tandis que la narration omnisciente les incarne à tour de rôle. Avant l’amour romantique, l’amour fraternel et paternel est érigé en base solide à partir de laquelle tout se construit.

En résumé, une réflexion en filigrane sur les vagues migratoires des années 60 et 70 – est-ce que le déplacement en vaut la chandelle? 

Je termine avec cette citation de Franz Fanon, insérée à mi-chemin dans le texte :

« Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. »

Franz Fanon, les Damnés de la Terre

Editions Plon, 2020.