Le lila ne refleurit qu’après un hiver vigoureux – Martha Hall Kelly

« On reconnaissait vite les femmes qui venaient d’arriver au camp. N’ayant plus assez d’uniformes, les autorités laissaient les nouvelles prisonnières porter un assortiment incroyable de vêtements dépareillés pris dans le butin. Elles ressemblaient à des oiseaux exotiques avec leurs jupes perroquet comme nous les appelions, un mélange criard de jupes à volants et de chemise colorées. »

Le lila ne refleurit qu’après un hiver vigoureux est une fiction construite sur des faits réels, contant le destin de trois femmes impliquées dans le second conflit mondial, des années 30 au début de la Guerre froide. Trois femmes qui se passent la parole au fil des chapitres : la victime, le bourreau et l’héroïne. 

Il y a Kasia, adolescente polonaise, pleine de rêves brisés par la cruauté de la guerre. Lors d’une action en faveur de la résistance, elle se fait arrêtée et déportée avec sa soeur et sa mère au camp de concentration de Ravensbrück, le plus grand d’Europe réservé aux femmes. Ce lieu symbole d’opportunité professionnelle pour Herta Obenhauser, étudiante en médecine lorsque Hitler arrive au pouvoir, qui ne parvient à excercer son métier en tant que femme que dans cet univers carcéral abject et tragique. Bien que son père, autrefois, eu défendu la cause des juifs, la Doctoresse a déjà le cerveau englué par l’idéologie raciste du Führer et adopte ce rôle de chercheuse sur des cobayes humains avec une rapidité choquante. De l’autre côté de l’Atlantique, Caroline est une socialite qui a abandonné sa carrière d’actrice. Célibataire à une époque où les femmes se définissent par leur rôle dans la famille, elle s’investit dans des oeuvres de charité et tombe amoureuse d’un Français qui la conduira en Europe travailler en faveur des victimes de la guerre. Après le conflit, elle cherche des fonds pour réparer le corps de celles qui dans les camps se faisaient appeler « les lapins ». Parce qu’elles servaient en laboratoire et qu’elles clopinaient sur une seule jambe à force de blessures. 

La plume de Martha Hall Kelly délivre un texte dénué de prétentions stylistiques, dans un registre de langue très accessible, mettant l’accent à la fois sur les faits historiques et les relations entre les personnages. La figure la plus intéressante est sans doute celle de la Doctoresse Obenhauser. Nous pouvons saluer le travail de l’auteure de se mettre dans la peau de cette antihéroïne qui s’exprime en narration interne, contant les raisons de son voyage vers l’abominable, plutôt que de la dépeindre en simple perverse narcissique vouée à la destruction de la vie humaine. 

« Je serai le livre contre ma poitrine et repris le chemin de la maison. Katz ne reviendrait pas le récupérer. Tout le monde était au courant de ces arrestations. La plupart du temps, elles se passaient la nuit. Il était triste de voir les possessions de quelqu’un emportées comme ça, mais les Juifs avaient été prévenus. Ils connaissaient les demandes du Führer. C’était malheureux mais c’était ainsi et surtout, c’était pour le bien de l’Allemagne. » 

Au début du récit, Herta est victime. De la propagande du Führer, de son oncle qui abuse d’elle ; d’un système qui ne donne pas leur chance aux femmes médecins. Pourtant, le malheur de Kasia éloigne rapidement le lecteur de sa posture d’empathie envers Herta. La jeune polonaise part en Allemagne et reviendra sans sa mère, l’usage d’une jambe en moins. Pour elle, savoir ce qui est arrivée à la figure maternelle dont l’absence cogne est la condition pour trouver un peu de paix, au-delà de la volonté qu’on lui offre de guérir sa jambe. 

Le texte est poignant, l’intrigue bien ficelée ; dès la première page, on est tenu en alerte. Tous les éléments sont réunis pour un best seller, lorsqu’on connait l’engouement de la littérature actuelle pour les récits de l’Holocauste. Il m’apparait toutefois que le sort des cobayes de laboratoire dans les camps a été à ma connaissance peu abordé ; les victimes ne sont pas juives mais de simples civiles coupables de s’opposer à l’envahisseur. 

Les puristes du genre historique pourront reprocher à l’auteure d’enjoliver l’univers noir des camps où la solidarité subsiste ; s’il est possible de mettre de la légèreté dans le macabre, l’auteur y parvient et pour les âmes sensibles, le texte est plus abordable que les témoignages de type Si c’est un homme. Il est certain que les histoires d’amour en trame de fond confèrent au livre un côté romanesque qui permet de prendre de la distance face au tragique.

L’édition présente est suivie d’une note de l’auteure qui raconte le processus de recherche historique préalable à l’écriture. L’histoire d’amour de Caroline Ferriday avec Paul est inventée mais l’ancienne actrice devenue philanthrope a véritablement existé et a en effet oeuvré en faveur des rescapés des camps victimes d’expérimentations médicales. Herta Oberheuser également : unique femme médecin jugée à Nuremberg, elle a été condamnée à vingt ans de prison pour crimes de guerre. 

Titre original : Lilac Girls. Publié aux Etats-Unis (2016).

Pocket. Première édition française : Charleston, une marque des éditions Leduc.s, 2018.

 

Amor, prozac, curiosidad y dudas – Lucía Extebarria

Amor, prozac, curiosidad y dudas – Lucía Extebarria

« Madrid, de lejos, parecía la Estrella de la Muerte. Darth Vader, pensé, aquí llegan tus guerreras, ábrenos la puerta. » 

Quatrième de couverture :

Amor: Una posibilidad remota para Rosa, que hipoteca su vida para pagar unos hijos que no puede disfrutar. Una memoria triste para Cristina, superviviente de una relación catastrófica con el sexo y las drogas. Un recuerdo borroso para Ana, que se pasa el día llorando en casa. Curiosidad: La última esperanza. ¿Hay otra vida más allá de los confines del día a día, de los escasos metros de refugio que proporciona un despacho de oficina, una casa de diseño o un bar tecnificado? Prozac: Veinte miligramos diarios que bloquean los puntos del cerebro donde se conectan las ideas y los sentimientos. Dudas: ¿Es posible sobrevivir al naufragio? Lucía Etxebarria ha construido una novela sobre la dificil búsqueda de la identidad femenina al margen de convenciones absurdas y estereotipadas, con un estilo personalísimo, esculpido a golpe de guiños y ambivalencias en el lenguaje de lo cotidiano.

L’auteure espagnole met en scène la vie de trois soeurs que tout oppose dans le Madrid des années 1990. Il y a l’impulsive Cristina, qui a renoncé à une carrière dans la communication pour devenir serveuse, afin de fuir le machisme ambiant et la routine dévastatrice des grandes entreprises. Elle mène une vie de noctambule, entre sexe et rock and roll ; femme libérée certes, mais sujette à des crises où elle extériorise sa haine du monde et d’elle-même avec violence. Viennent ensuite Rosa et sa douance, son goût du contrôle et ses tailleurs immaculés de femme d’affaires. Le cerveau puissant comme un ordinateur, elle est programmée pour la performance, ce qui la place en retrait du monde malgré un salaire mirobolant. Le seul homme digne de son intérêt est son cousin Gonzalo, celui même qui a volé l’innocence de Cristina alors qu’elle n’était pas sortie de l’enfance. Et finalement Ana, l’aînée, la mère de famille. Celle qui pleure de tout son corps à la caisse du supermarché ou le nez dans sa vaisselle en porcelaine. 

Ana trouve dans ses boîtes d’antidépresseur la manière de supporter la vie ; Rosa, en se noyant sous une pile de dossiers. Cristina, en se morfondant sur le deuil de ses amours sulfureuses avec Ian, sa dernière relation stable ; la nuit, elle travaille, et vagabonde dans la vie nocturne madrilène avec son amie Line, toujours dans l’excès, toujours en testant ses limites.

Dans ce récit à la première personne, l’auteure féministe signe un texte fort de par sa volonté de briser les tabous sur la condition de la femme moderne. 15 ans après la fin de la dictature, l’Espagne des années 90 banalise le harcèlement, les rapports sexuels sans consentement explicite et l’usage de la drogue pour faire taire les désirs de rébellion. Mais le texte est relativement intemporel puisque les thématiques abordées restent actuelles et au final, seul l’absence de technologies de communication dans le récit nous permet de savoir que nous nous trouvons au siècle passé. 

En dépit de quelques passages un peu longs lorsque Cristina décrit les frasques de sa vie sexuelle trépidante, j’ai aimé la manière dont les trois soeurs interagissent entre rivalité, incompréhension et solidarité. De plus, Extebarria possède cette force de faire cohabiter harmonieusement un style narratif oral, empli d’expressions familières, avec des passages très littéraires et quelques formulations choc et emplies de sarcasme, de type «  Hoy en día casi nadie sabe quién era Lilith, aunque todo el mundo conoce el mito de Eva. Los redactores de la Biblia se salieron con la suya. » En prime pour le lecteur, un horizon discrètement positif, une porte entrouverte vers l’espérance.

Il est à admettre que l’écrivaine ne fait pas dans la langue de bois et semble s’interdire de présenter les personnages masculins sous un jour positif. L’homme est par définition oppresseur ou lâche : le cousin violeur ; le père absent ; le mari aimant mais inutile face à la détresse de son épouse. Dans le livre, la vie de couple semble n’avoir que deux issues : l’ennui sans borne ou la passion qui conduit à la violence, au déchirement. Les ultraféministes diront que ces textes immodérés ont servi à l’avancement de la condition féminine contemporaine -l’égalité des salaires, la modification de la loi sur le viol, le mouvement #metoo. Peut-être pas faux.

Boocket, 2010.

Primera edición : Plaza & Janés, Barcelona, 1998. 

Traduction française : Amor, prozac et autres curiosités, 2011, 10/18 Domaine étranger.

La casa de los espíritus

« Mi abuelo me contó que Clara se había desmayado el día que él, por darle un gusto, colocó de alfombra la piel del animal. Nos reímos hasta las lágrimas y decidimos ir a buscar al sótano los despojos del pobre Barrabás, soberbio en su indefinible constitución biológica, a pesar del transcurso del tiempo y al abandono, y ponerlo en el mismo lugar donde medio sigle antes lo puso mi abuelo en homenaje a la mujer que más amó en su vida ».

Je n’ai jamais étudié « La casa de los espíritus » lors de mes études, mais je l’ai découvert quelques années plus tard lorsque l’option de lire uniquement pour le plaisir était accessible. Pour ce livre, plaisir n’a été que le prénom. 

De toutes les œuvres de la littérature contemporaine sud-américaine parcourues à ce jour, celle de la chilienne Isabel Allende, ayant offert à l’autrice une reconnaissance internationale, est sans hésiter mon roman favori du réalisme magique… voire mon roman favori toutes catégories confondues (même si on entre sur un terrain dangereux avec ce genre de propos…. :)) 

Après le décès soudain de sa fiancée, Esteban Trueba, qui rêve de fortune en travaillant d’arrache-pied dans les mines, tente de surmonter son deuil en s’exilant à la campagne pour exploiter un domaine familial laissé à l’abandon depuis le décès de son père. A force de travail et d’autoritarisme, il parvient à faire prospérer la terre de Las Tres Marias. Quand il promet à sa mère sur son lit de mort qu’il va se marier, le destin la conduit à Clara, sœur cadette de sa défunte promise. 

Clara del Valle est une jeune fille un peu étrange, qui a passé sa jeunesse dans un mutisme volontaire. Pourvue d’un don de clairvoyance, elle fait voler des objets dans les airs, parle aux esprits et devine les événements du futur. Cette union improbable engendrera trois enfants aux destins divergents. Esteban, patriarche conservateur et patron irascible, demeure faible face aux femmes et particulièrement son épouse, très peu rattachée à tout ce qui a trait à l’existence matérielle. Clara attise le mauvais caractère de son mari par son investissement dans des œuvres de charité, ses réunions hebdomadaires avec un groupe de spiritisme et surtout, son incapacité à lui appartenir pleinement. Elle reste sur sa propre lune, figure mystérieuse qui fait s’effondrer des murs pour y découvrir des trésors. 

Dans la maison aux esprits, les années passent. Trois générations de femmes se croisent, dont le prénom évoquent la lumière : Clara, Blanca, Alba. Nous terminons avec cette dernière, sa révolte, les tortures subies pendant la guerre civile. Fille d’une famille riche, blanche et influente par sa mère, indigène par son père. Parce que la société change, que c’est possible. Et ce lien surprenant qui le lie à son grand-père pour boucler la boucle.

Isabel Allende est la nièce du président du même nom, déchu par le coup d’état de 1973. Elle a par conséquent fui son pays d’origine dès le début de la dictature de Pinochet ; c’est durant ses années d’exil au Vénézuela qu’elle commence le manuscrit de cette saga familiale dont les protagonistes sont directement inspirés de ses grands-parents. « La maison aux esprits » dresse ainsi un panorama de l’histoire contemporaine chilienne du début du XXème siècle aux années sombres de la dictature. Pourtant, l’autrice ne mentionne jamais le nom du pays dans lequel évoluent les personnages ; elle y dessine en revanche une nature à l’ombre de la Cordillère, la chaîne qui surplombe l’Amérique du Sud d’un bout à l’autre. Une manière, peut-être, de rappeler que toutes les anciennes colonies amenées à se forger une identité après l’indépendance espagnole auraient pu subir le destin chilien ? A moins qu’il ne s’agisse que d’autocensure parce que même en exil, il y avait lieu d’avoir peur.

La narration est fluide, sans fioriture et accessible ; les règles du réalisme magique parfaitement respectées, puisque les faits surnaturels s’immiscent dans la vie quotidienne avec un naturel pouvant déboussoler les lecteurs peu familiers du genre. Dans la maison de Clara, la mort fait partie de la vie et les morts se manifestent, parlent ; les corps se conservent. Lorsque la grand-mère perd la vie décapitée dans un accident, la jeune épouse sur le point de donner naissance à des jumeaux parcourt la jungle pour retrouver sa tête et la conserve dans la cave.

La voix de la narratrice est interrompue à intervalles réguliers par les divagations internes d’Esteban Trueba, une manière d’humaniser un personnage représenté avec ses faiblesses et ses failles : tantôt mari aimant et soutenant pour sa famille, tantôt propriétaire terrien intransigeant à l’égo démesuré, qui ne dédaigne pas à abuser des femmes indigènes pour son plaisir et combat d’une main de fer les idéaux révolutionnaires de ses employés. Jusqu’à user de la violence physique envers celui qui a pris le cœur de sa fille.

Etrangement, en refermant le livre, j’ai associé ce voyage dans le temps au film culte de Forrest Gump : à travers des personnages quelque peu atypiques et malmenés par la vie, la narratrice dépeint le panorama historique de toute une nation sur plusieurs générations.

Et pour terminer cette chronique, je cite les quelques vers de Pablo Neruba qui apparaissent en préface :

« ¿Cuánto vive el hombre, por fin?

¿Vive mil años o uno solo?

¿Vive una semana o varios siglos?

¿Por cuánto tiempo muere el hombre?

¿Qué quiere decir para siempre? »

 

Editions DeBolsillo. Primera edición 1982. Version française : Le Livre de Poche.

Parfum de térébenthine – Angélique Eggenschwiler

« Je reviens sur mes pas pour chiner dans le ventre d’une poubelle mes lendemains jetés aux fauves ; corrompus de deuil ils se consomment sur d’autres restes, tournés comme une brique de lait »

La jeune autrice connue du public fribourgeois avant tout pour ses chroniques à l’humour acerbe publiées dans le quotidien La Liberté délivre ici un premier roman à mi-chemin entre le recueil de nouvelles et la poésie en prose, fort de son talent pour dépeindre la réalité la plus crue par le biais d’un  langage tinté d’allégories ; « distillé comme une essence de térébenthine », comme l’énonce le résumé de l’éditeur.

Ce livre ne s’adresse pas aux adeptes de romans à suspense pleins de rebondissement mais touchera les amoureux du verbe, acceptant de se laisser porter par une écriture oscillant avec maîtrise entre sociologie du quotidien et énoncés surréalistes éloignés du sens littéral (« il avait des couilles et du verbe, des oiseaux plein les poches et des chevaux sur les doigts »). Angélique aborde dans ses quelque 170 pages des thématiques tantôt universelles -l’amour, la mort, le temps qui passe- que propre à notre époque -la condition de nos aînés en institution, les désordres alimentaires-, qu’elle narre à la manière d’un peintre impressionniste, par petites touches de couleur superposées sur une toile délicate : « deux anecdotes inédites sur le seuil d’une grande histoire ». Elle parle des problèmes du monde, elle parle surtout des gens. Ils s’appellent Franz, Garence, Camille et Philippe, ils existent en nous par quelques brefs paragraphes, courts mais percutants ; quelques émotions, quelques parties du corps. Et on s’imagine qu’on pourrait être eux.

Le livre, pour ma part, ne s’est pas lu d’une traite ; incapable de contenir mon envie d’interprétation des passages les moins explicites, je ne le classe pas dans les ouvrages permettant de s’évader ou mettre le cerveau sur pause. Car à travers les portraits de ces personnages maltraités par la vie, je voyais mon bureau, mon travail, ce lieu où je suis témoin des misères en direct. J’ai par ailleurs fermé le bouquin plutôt confortée dans ma vision pessimiste de la condition humaine. Mais surtout impressionnée par la maîtrise de la langue de la chroniqueuse, qui n’a que 23 ans au moment de la publication et démontre sans nulle doute un talent prometteur. Par chance on la retrouve chaque semaine dans La Lib’.

Editions de l’Hèbes, 2016.