Hermès Baby – Louise de Bergh
« La machine à écrire vert menthe que s’était achetée Elise dans les années 60 ! Une Hermès Baby. La même que celle de Françoise Sagan, avait raconté Dora dans son journal. Je soulève fébrilement son capot de transport et pose mes doigts sur les touches. Sur ces chiffres, ces lettres et ces espaces que ma propre mère a dû caresser un jour. J’effleure le cercle ovoïdal sur lequel est inscrit Hermès Baby et laisse courir mes doigts sur les tiges en métal rayonnantes. Une émotion nouvelle me saisit. Comme si j’appartenais enfin à quelque chose. Une lignée. Une famille. C’est la première fois que j’ai entre les mains un objet hérité de ma mère. Un objet qui était tout pour elle, et qui représentait aussi tellement du passé de Dora. Un objet qui, par le prénom que l’une d’entre elles m’avait donné, me reliait fatalement à ces deux femmes. »
Dans la Vienne des années 1910, Adèle offre ses courbes à Egon Schiele, grand peintre en devenir dont elle sert de modèle. À Paris, 110 ans plus tard, Françoise fait de même dans le milieu académique. Entre elles, deux générations de femmes, parsemées de l’Autriche à la France. Il y a Dora, qui entasse ses souvenirs dans des boîtes sous le lit d’une maison de retraite. Et Elise, perdue depuis longtemps, sacrifiée au mouvement hippie des années 1970 et leurs conduites addictives. Un jour, elle dépose Françoise dans un couffin chez Dora et disparait.
Dans ce premier roman à l’écriture chatoyante, Louise De Bergh dresse le portrait de femmes portant à tour de rôle les silences et blessures de la génération précédente. En fil rouge, la folie et la dépendance ; en guise de soupape, l’art et la littérature.
L’autrice, diplômée en histoire de l’art, croque ses héroïnes par le biais d’une succession de prises de vue cinématographiques, déployées sous nos yeux de lecteurs d’une prose emplie de poésie.
Ses coups de pinceaux, surtout, tissent les contours des corps habitant le récit. Des corps de femmes, qui y ont enfoui leurs émotions : la violence de donner naissance, la joie de sentir un enfant dans son ventre. Le corps de Françoise, qu’elle dévoile devant un auditorat, est transformé en objet qui lui permet d’exister ; celui d’Elise, également, alors que la seringue d’héroïne lui brûle les veines. Sous emprise, il paie le prix de sa recherche de l’absolu, ces émotions fortes, grandes absentes de son enfance. Jusqu’à ce que son cœur lâche dans sa poitrine.
Les relations hommes-femmes et l’abandon forment le second axe narratif. D’Adèle à Françoise, les genres se rejoignent le temps d’une pause. Se désirent sans se comprendre, sans se retenir. Il y a les hommes qui s’en vont à cause de la guerre, ceux qui s’en vont par trahison. Pour ces quatre héroïnes, la figure paternelle est un fantôme. Leurs repères résident dans l’art, le processus créatif : le fusain sur du papier, le cliquetis d’une machine à écrire… Après la mort de sa grand-mère, Françoise découvre par les objets les secrets de sa famille. Il lui incombe alors de réparer ce qui a été détruit.
« Hermès Baby » est une grande réussite, explorant la mémoire intergénérationnelle par le biais de chapitres courts, abrasifs parfois et percutants, qui touchent le lecteur droit au coeur.
Les Editions Romann, 2022.