America(s) – Ludovic Manchette et Christian Niemiec

« Il faut surtout pas suivre les chemins tout tracés. C’est le meilleur moyen d’aller nulle part ! » 

Ce roman initiatique dépeint l’Amérique des années 1970 à l’époque de la guerre du Vietnam et du Flower Power. La narratrice, c’est Amy, quatorze ans, enfin treize et demi. En réalité, douze. 

Nous sommes en juillet 1973. Amy provient de l’univers whitetrash, la classe ouvrière blanche et pauvre, peu cultivée, qui maugrée sa colère du monde devant la télévision. Sa grande soeur Bonnie a pris le large l’année précédente pour tenter sa chance en tant que playmate à Los Angeles. Elle, en désaccord avec les idées de son père, rêve de se marier avec Ryan O’Neal et de soigner les baleines. Quand sa meilleure amie perd la vie dans un accident de la route, elle décide de s’en aller à son tour et de retrouver Bonnie dans la Mansion de Playboy. 

Dépouillée de son argent dès le premier trajet, l’enfant continue en stop, naïvement. Au fil de ses rencontres sur la route 66, c’est un panorama de l’Amérique des années 70 qui se déploie devant notre imagination de lecteur, tenu en alerte par l’attachement à cette héroïne dont le jeune âge est à la fois un fléau et une chance. Celle qui pourrait être victime attise l’empathie des routiers qui se relaient pour la rapprocher de sa destination. Non sans humour, car la gamine fait son chemin de mensonge en mensonge. 

Les auteurs ont publié précédemment Alabama 1963, roman à succès. Ils sont traducteurs pour le cinéma et spécialistes de la culture américaine. Ainsi, ceux qui ont connu les années hippies seront ravis de retrouver les références de la pop culture de l’époque, Bruce Springsteen dans son propre rôle, le patron de Playboy Hugh Hefner, Cher et le film Love story. Les auteurs ont attaché un soin particulier à vérifier les faits historiques de ce mois de juillet 1973 cités en trame de fond. Dans mon cas, peu de références connues, mais je me suis plu à comparer les thématiques de l’époque avec l’actualité ; sont abordés les débuts de l’écologie, du végétarisme, de la transsexualité. En principale dissonance, la question de la sexualisation du corps des femmes, aujourd’hui diabolisée, à l’époque érigée en modèle de révolte contre l’ordre établi. Et le patron de Playboy est une figure millitantiste progressiste, conspué par les milieux conservateurs plutôt que les féministes. 

Au-delà de servir la cause des nostalgiques de cette époque, l’intérêt de ce récit réside à mon sens dans le regard enfantin de la protagoniste, dont la candeur permet un détachement face au tragique. Le manque d’amour parental, la solitude et le deuil sont les thématiques en fil rouge. Mais à entendre Amy, il suffit d’un brin d’audace et d’une forte propension à mentir pour changer de vie. Le contexte historique plus permissif joue sans doute en sa faveur car de nos jours, on imagine très rapidement la police et les services sociaux à ses trousses. Quoi qu’il s’agisse peut-être de ma manière de transposer les dispositifs helvétiques dans le contexte Outre-Atlantique.

Finalement, ce road trip est aussi une sortie de l’enfance, avec en suspens la question qu’on pose à Amy sur la route : « est-ce que tu fuis, ou tu vas quelque part? ». Fuir le schéma parental, elle le souhaite pour sûr. Au fil du périple, elle découvre de nouveaux modèles dont elle peut choisir -ou non- de s’inspirer ; à Los Angeles, nous assistons à une cessation abrupte de l’idéalisation de ses idoles de petite fille, y compris la figure de la soeur, qu’elle s’acharne pourtant à retrouver.

Il s’agit finalement d’une jolie histoire, racontée sans fioriture, très accessible, imprégnée de candeur et de positivisme. Un bon divertissement.

Editions Pocket, 2023.

Les raisins de la colère – John Steinbeck

« Un homme, une famille chassés de leur terre ; cette vieille auto rouillée qui brimbale sur la route dans la direction de l’Ouest. J’ai perdu ma terre. Il a suffi d’un seul tracteur pour me prendre ma terre. Je suis seul et je suis désorienté. Et une nuit une famille campe dans le fossé et une autre famille s’amène et les tentes se dressent. Les deux hommes s’accroupissent sur leurs talons et les femmes et les enfants écoutent. Tel est le noeud. Vous qui n‘aimez pas les changements et craignez les révolutions, séparez ces deux hommes accroupis ; faites-les se haïr, se craindre, se soupçonner. Voilà le germe que vous craignez. Voilà le zygote. Car le « J’ai perdu ma terre » a changé ; une cellule s’est partagée en deux et de ce partage naît la chose que vous haïssez : « Nous avons perdu notre terre. ».

En 2021, un chapitre d’Histoire vivante de la RTS, « Le roman de colère », est consacré à l’oeuvre de Steinbeck. 54 minutes de reportage pour un seul livre, n’est-ce pas un argument suffisant pour s’y plonger tête baissée ? Dès le lendemain, passage en librairie. L’ouvrage est sur l’étagère, parmi les classiques étrangers. En couverture de l’édition Folio, l’image tristement célèbre Depression mother, symbole de la Grande dépression des années 30. Malgré la qualité d’écriture exigeant une concentration sans faille pour y saisir les symboles et allégories, j’ai englouti les 600 pages sans m’essoufler. 

Le jeune Tom Joad du Middle-West a été remis en liberté après plusieurs années d’emprisonnement et s’empresse de rejoindre sa famille, des paysans récemment dépossédés de leur terre suite au crash boursier et au Dust Bowl (tempêtes de poussière provoquées par l’alliance de la sécheresse et des nouvelles technologies de l’agriculture de masse). Ils rêvent de la Californie, réputée pour ses territoires fertiles et sa prospérité économique. Investissant leurs dernières économies dans un véhicule à moteur, ils y accrochent leurs meubles sur le toit et leurs espoirs au-devant. Puis prennent la route 66.

Le grand exode vers l’Ouest auquel participent les Joad est le produit des affiches de propagandes vantant la garantie de l’emploi dans les vergers californiens. Une farce, qui permet aux propriétaires terriens de baisser les coûts de la main d’oeuvre, tant la demande est grande, tant les estomacs crient famines.

Le périple amène vers la précarité la plus extrême, mendiant des travaux avilissants pour quelques sous. Plusieurs générations s’entassent dans le camion des Joad, des grands-parents aux cadets à peine sortie de l’enfance, en passant par la grande soeur enceinte et l’ancien pasteur se greffant à la famille. Les plus faibles partent en premier. Leur disgrâce vient des hommes tout d’abord, ceux qui s’acharnent contre les initiatives collectivistes des migrants créant des camps d’accueil autonomes où tout est mis en commun. De la nature ensuite, lorsque les pluies torrentielles de l’automne détruisent les habitations de fortune.

En 1940, ce road trip avait déjà été adapté au cinéma, bien que sujet à de nombreuses polémiques à sa parution : un texte de gauche, considéré comme propagandiste ; une intrigue à mi-chemin entre le roman et le reportage. Le récit a quelque chose de théâtrale, les dialogues occupent une grande partie du texte, le rendant accessibles aux lecteurs fuyant les classiques pour leurs longues descriptions. 

Le Prix Nobel de Littérature 1962 use du symbolisme et des allusions bibliques pour ficeler son récit -la poussière, omniprésente ; la marche vers la Terre Promise ; le titre qui fait allusion au livre de l’Apocalypse, où la justice divine piétine les « raisins de la colère » pour punir les hommes. Il entrecoupe l’histoire de la famille par des chapitres impersonnels interrogeant la condition humaine en période de crise. L’avancement du récit est une lente plongée vers la noirceur la plus fatale, mais l’auteur y sème des graines d’espoir en soulevant le courage de la condition humaine.

La force du livre réside entre autre dans ses aspects intemporels et universels en dépit du contexte socio-géographique précis. La Grande dépression n’a rien inventé ; la Révolution industrielle, cent ans plus tôt, concentrait déjà les travailleurs pauvres en zone urbaine, condamnés à répéter le même schéma jusqu’à l’épuisement : je mange pour travailler et je travaille pour manger. Et les camps de réfugiés dans la Californie des années 30 ressemblent tristement aux centres d’accueil pour migrants des plages européennes actuelles.

Au-delà du roman, il y aurait sans doute 600 autres pages à écrire sur l’analyse approfondie de cet ouvrage érigée à juste titre en pilier de la littérature mondiale.

 

Titre original : Grapes of Wrath

1ère édition 1939. Editions Gallimard, 1947 pour la traduction française. Edition actuelle : Folio, 639 pages.

Les derniers jours de nos pères – Joël Dicker

« Cela s’était passé début septembre, juste avant l’automne. Il n’avait pas pu ne rien faire : il fallait défendre les Hommes, défendre les pères. Défendre son père, qu’il avait pourtant juré de ne jamais délaisser depuis ce jour, quelques années plus tôt, où le destin avait emporté sa mère. Le bon fils et le veuf solitaire. Mais la guerre les avait rattrapés, et en faisant le choix des armes, Pal faisait le choix d’abandonner son père. »

Joël Dicker n’est plus à présenter, mais de tous ses livres, Les derniers jours de nos pères reste le moins connu du public, le premier qu’il a publié (en 2015) et pour ma part le plus intéressant.

Pal vit seul à Paris avec son père et lui annonce un matin qu’il part  à la guerre, « parce que si ce n’est pas moi, ce ne sera personne ».  Il rejoint la branche secrète du Special Operations Executive (SEO), service mis en place par Churchill après la défaite de l’armée britannique à Dunkerque. La première partie du récit se centre sur les entraînements de la section de Pal dans un hameau de la région londonienne et surtout, les états d’âme des différents stagiaires. Ils apprennent à se battre, loin de leur famille et avec l’incertitude en seule perspective. Pour enjoliver le scénario, Pal tombe amoureux de la jolie Laura, une Anglaise qui fait tourner la tête de la troupe. 

L’action commence dans la seconde partie, alors que les stagiaires quittent ce statut et sont envoyés en mission à travers l’Europe. Pal ne peut révéler à son père où il se trouve et lui envoie des cartes postales s’inventant une existence fictive et paisible sur les rives du Léman. La solitude du père, qui dépérit sans Pal, le conduit à perdre pied avec la réalité. Accroché à l’espoir que son enfant lui revienne, il se lie d’amitié avec son ennemi. Le respect de l’allemand Kunzer envers le soldat qu’il doit tuer rappelle qu’il existe des hommes derrière les uniformes. 

L’histoire parle de courage, de sacrifice et de fraternité en temps de guerre. Il interroge sur l’héroïsme et la lâcheté : Pal abandonne son père pour ses idéaux de justice et de liberté, qu’aurions-nous fait à sa place ? 

Contrairement aux autres romans de Dicker, nous ne nous trouvons pas dans une enquête policière avec un meurtrier à mettre derrière les barreaux, mais un récit historique, pour lequel nous pouvons saluer le travail de recherche fait en amont.

Le Genevois aborde en pionnier la thématique du SEO dans un roman tout public. Les adeptes des thrillers où le lecteur est plongé dès le début dans le feu de l’action jugeront sans doute la première partie insuffisante en rebondissement. Sur la fin, le style du romancier se retrouve et notamment son habilité à construire des intrigues qui nous tiennent en alerte. La figure du père est suffisamment touchante pour occulter les quelques scènes un peu mièvres et la manière dont l’écrivain ne daigne pas à utiliser les poncifs.

Editions De Fallois, l’Age d’Homme, 2015. Edition actuelle Rosie & Wolfe.

Ecouter, synonyme de lire?

Ecouter, synonyme de lire?

Ecouter et lire…. Les deux termes ne se retrouvent pas dans le dictionnaire des synonymes…

Et pourtant… En tant que travailleuse sociale, l’écoute fait partie de mon quotidien et dans tous les sens du terme, c’est mon métier qui m’a conduite aux livres audios. 

De un, parce que bon, j’ai l’habitude d’écouter. Même si mon mari dit parfois le contraire.

De deux, parce qu’à l’époque, je travaillais dans une institution avec des personnes en situation de handicap non-verbales et une collègue juste géniale, pleine d’initiatives pour égayer l’endroit -qui franchement ne ressemblait pas à EuropaPark-, avait acheté des tas de livres audio à un résident atteint d’autisme, partant du stipulas qu’il s’intéressait beaucoup à la période de la lutte pour les droits civiques ainsi qu’à l’histoire des Etats-Unis en général. Je n’ai pas vérifié l’info, j’ai juste pensé que ça tombait bien, parce que moi aussi. J’ai demandé si je pouvais emprunter un ou deux « livres » pour mes longs trajets en voiture et j’ai commencé par « La vérité sur l’affaire Harry Québert » de Joël Dicker. 

On peut dire ce qu’on veut du style de l’auteur genevois, l’intrigue parfaitement construite de ce pavé de 600 pages a été dévoré en deux à trois semaines de trajets, et je trouvais assez cool d’avancer dans mes lectures à 5h45 du matin, entre deux tronçons d’autoroute. J’en étais arrivée à me réjouir d’aller travailler pour découvrir qui a tué Nola.

J’ai poursuivi avec « L’Elegance du hérisson » de Muriel Barbery, Prix des libraires 2007, hors-thème droits civiques je vous l’accorde, mais porteur d’espoir : la vieille concierge d’un immeuble guindé parisien, de par son goût des lettres et de la culture, aide une jeune fille HPI de douze ans à échapper au « bocal à poisson » représentant les normes sociales de sa famille bourgeoise.  

Puis « La Couleur des sentiments », de Kathryn Stockett (« The Help » en V.O.), qui a engendré un film à succès du même nom. Dans ce roman social des années 1960, les domestiques de couleur d’une petite bourgade du Sud des Etats-Unis (style Wisteria Lane 40 ans avant Gabrielle Solis) racontent leur rôle de mère de substitution pour les enfants dont elles s’occupent, tout en utilisant les toilettes du fond du jardin afin de respecter la ségrégation. En livre audio, c’était assez génial. Le fait d’avoir une voix différente pour chacune des narratrices, avec le soin de l’accent propre à la classe sociale du personnage, m’a fait prendre conscience de l’avantage indéniable d’écouter les histoires : elles sont rendues vivantes par le travail fastidieux des acteurs. (Je me disais d’ailleurs que ça devait passer long, pour eux, les journées de job à s’écouter lire pour gagner moins qu’à la télé.) 

Est-ce que le fait d’avoir une bonne oreille comme on me le dit parfois aide à apprécier ce support de lecture inédit ? Le visuel, je le passe facilement outre. Aussi parce que je suis dans la lune, et que je survole certaines scènes de vie sans aucune attention aux détails, d’où des questions bêtes du genre « tu avais déjà remarqué qu’il y avait une épicerie juste en face de notre immeuble? ». Et franchement, les bouquins lus il y a plusieurs années, aussi passionnants soient-ils, j’en oublie vite l’intrigue (ce qui m’a permis de relire plusieurs fois tous les Harry Potter sans m’ennuyer, je ne me souvenais plus que Dobby était l’elfe de maison des Malfoy ni pourquoi Rogue avait accepté de tuer Dumbledore). Tandis que pour chacun de mes livres audio, j’imprime dans ma mémoire le caractère des personnages, quelques citations percutantes, ainsi que l’anxiété délicieuse du lecteur en transe à l’idée de découvrir la suite de l’intrigue.

Dernier grand avantage : les livres audio sont une manière de supporter un peu mieux le temps à consacrer aux tâches ingrates. Lorsque les mains dans la terre et le dos courbé, j’ôte les mauvaises herbes du jardin, je lis. Je me plains donc un peu moins.

Il est toutefois plus difficile de persévérer dans l’écoute d’un livre dont je ne croche pas sur l’intrigue, car la lecture au sens propre nous permet de balayer le texte des yeux en passant rapidement les pages (je sais, certains vont trouver que c’est du blasphème) tandis que l’audio nous confine à la vitesse de lecture du récitant. A noter que certains timbres de voix peuvent paraitre plus agaçants que d’autres : découvrir un livre audio, c’est en effet accepter un intermédiaire entre nous et l’auteur. On peut avoir le feeling avec lui, ou pas. La plupart du temps, cet intermédiaire, comme déjà mentionné, donne de la vie au récit.  J’y ai même retrouvé certaines voix  connues, par exemple d’acteurs spécialisés dans le doublage (ce qui suivant le personnage peut me rendre passablement enthousiaste, « incroyable, la lectrice a la même voix que Buffy! »)  Il y a toutefois certains tons ou rythmes de lecture qui m’ont fait l’effet d’une douche froide après achat. Après, on s’y habitue ou non. Dès lors, je propose toujours d’écouter un extrait du livre avant acquisition -la plupart des plateformes l’autorisent. 

Pour terminer, voici les comptes-rendus des derniers livres audios de ma liste :

Jean-Paul Dubois : Une vie française (11h d’écoute). Editions du Seuil, 2005.

Le narrateur Paul Blick, français moyen d’une famille à tendance conservatrice qui devient journaliste puis photographe, retrace son parcours des années 1950 à nos jours. Les chapitres portent le nom des divers présidents de la République, de Charles de Gaulle à Jacques Chirac. Paul grandit dans l’ombre de son frère, décédé durant l’enfance. Il raconte son choix de carrière, son mariage avec une femme d’affaires et sa relation avec ses enfants. Derrière les scènes du quotidien, les grands événements de l’histoire, en toile de fond : l’assassinat de Kennedy, les années Mitterand, en passant par la mort de Franco. A conseiller aux amateurs des sagas familiales et récits historiques qui tolèrent une intrigue reposant sur le quotidien plutôt que l’extraordinaire, même si la narration n’est pas dénuée de rebondissement. Pour moi qui me reconnait davantage dans les personnages féminins, j’ai tiré la langue sur certains passages un peu longuets durant lesquelles l’écoute était un bon exercice de concentration.

Delphine de Vigan, Les enfants sont rois (11 heures d’écoute). Gallimard, 2021

Si comme moi, vous étiez ado à l’époque où Loana et Jean-Edouard se sont embrassés dans la piscine du Loft, vous crocherez déjà au premier chapitre des Enfants sont rois, qui commence par la finale de cette émission révolutionnant la télévision française. Et si depuis, vous avez suivi avec intérêt la manière dont les stars de la téléréalité se sont faites détrôner par des gamines de quatorze ans qui se maquillent sur Instagram, vous allez adorer le reste de cette critique sociale déguisée en intrigue policière. Delphine de Vigan annonce la couleur en préface: : « nous avions l’opportunité de changer le monde, mais nous avons préféré le téléachat. » Mélanie Clot, fille quelconque maltraitée par sa mère et fan incontestable de télévision, accède à la reconnaissance en transformant ses progénitures en enfants-stars de Youtube. Acteurs de leur propre chaîne « Happy Récré », les gamins se plient à plusieurs heures de tournage par semaine, instrumentalisés par des parents convaincus de leur vendre du rêve. Jusqu’à ce que Mélanie appelle la police, un banal soir de semaine, pour dénoncer l’enlèvement de sa cadette dans le jardin de leur propriété. Son personnage se confronte alors à la figure de Clara Roussel, policière en charge de l’affaire, activiste engagée, qui découvre avec effroi ce monde de paillette privant les gosses d’une enfance normale. Clara qui, par ses idéaux militants et son métier, cultive l’impression désolante de ne pas vraiment faire partie du monde. A nouveau, De Vigan aborde sous un autre jour sa thématique de prédilection, à savoir les frontières mouvantes entre le réel et la fiction. Et propose un dénouement possible à cette société du spectacle -le roman se termine en 2030. Le futur lui donnera raison, ou pas.

Olivia de Lamberterie, Comment font les gens?. (5h d’écoute). 2022, Ed. Stock.

Anna a 50 ans, un job d’éditrice à honorer, deux filles adolescentes dont le quotidien se dépeint sur l’écran d’un Smartphone, un mariage a priori solide mais cela reste à vérifier, une aînée féministe radicale qui a quelque chose d’important à lui annoncer et une mère qui perd la boule dans une maison de retraite. Dans un contexte de crise sanitaire, elle nous livre une journée de la course contre la montre qui définit son existence. « Anna a tout, sauf du temps ». 

Qu’est-ce qui dérobe son temps ? Les sonneries What’s app, principalement. Il y a les groupes de parents d’élèves, les groupes des anciennes de la fac, les messages de détresse à son assistante en congé maternité depuis bientôt deux ans. Ensuite viennent les emails autoritaires de sa cheffe, éditant des biographies d’influenceuses qui racontent en 300 pages les bienfaits de manger vegan. Finalement les téléphones alarmistes des infirmières de l’EPAD qui la réclament pour remettre sa mère dans son lit. 

Au milieu de cette course, Anna se demande comment font les gens. Comment elle a fait jusque là. 

Alors elle se souvient. La maladie de sa mère la ramène à la fragilité de l’existence. Une mère sortie d’un conte féministe, qui militait en faveur de. En faveur de l’égalité des salaires, en faveur de la pilule. Les revendications des femmes en 2020, c’est d’être contre. Anna est surtout contre les injonctions transformant toute cinquantenaire refusant l’antirides en vestige d’un autre monde.

Comment font les gens est un roman sur la charge mentale au ton léger, cela sans basculer dans la chick-lit vide de sens ni faire la part belle aux stéréotypes -j’ai bien aimé ce livre.

Rebecca Lighieri, Il est des hommes qui se perdront toujours. (8h d’écoute). Editions Folio, 2021. 

« L’espérance de vie de l’amour, c’est huit ans. Pour la haine, comptez plutôt vingt. La seule chose qui dure toujours, c’est l’enfance, quand elle s’est mal passée. »

Rebecca Lighieri, c’est un pseudonyme. L’auteure admet dans une interview que publier sous un nom d’emprunt lui confère davantage de liberté pour narrer la cruauté de la vie. « Il est des hommes qui se perdront toujours » est un roman noir dans lequel Karel, jeune des quartiers nord de Marseille, raconte qui a tué son père. Un père tyrannique, héroïnomane, et presque son homonyme. Les trois enfants de Karl grandissent au milieu de ses colères et humiliations, en particulier le jeune Mohand, légèrement handicapé. Karel raconte que la pire scène de son enfance est celle où il craint que son père ne le balance littéralement par la fenêtre. 

La fratrie tente toutefois de grandir et d’avancer, feignant d’ignorer la fracture sociale qui sépare les cités du Nord de l’existence paisible des bourgeois autour du port. La soeur use de son physique avantageux pour percer dans le cinéma et Karel se fait une place auprès du clan de gitans du Passage 50, qui lui sert de famille adoptive. Il trace sa route avec, en suspens, cette question au bout des lèvres : est-ce que je suis condamné à reproduire la violence de mon père ?

Au-delà des enjeux intergénérationnel, Lighieri interroge aussi la profonde division de la société française des années 1990 où certains quartiers laissés à l’abandon ne fonctionnent que selon leurs propres lois. Une écoute percutante. Pour moi, l’une des meilleures de l’année.

Sa préférée – Sarah Jollien-Fardel

« Comme ma mère et ma soeur se ressemblaient physiquement, mais aussi par leurs réactions, avec le temps, j’ai pensé que, si je n’étais pas comme elles, je devais forcément être comme lui. Sinon, comment expliquer qu’il baissait les yeux lorsque je le fixais sans broncher, qu’il ne me frappait jamais autrement qu’en me tirant les cheveux. »

Le premier roman de l’auteure valaisanne, lauréat du Prix du roman Fnac 2022, est une histoire percutante, monologue oscillant entre la dureté et l’espoir, sur le thème de la violence intrafamiliale, l’héritage, l’identité et la place réservée à l’amour quand la haine a englué l’espace.

Jeanne grandit avec ses parents et sa soeur aînée dans une vallée valaisanne à l’écart du monde ; un univers rural, préservé, où les secrets de famille les plus brutaux ne sortent de l’antre du foyer que pour servir la cause des commères. Ainsi, tout le voisinage connait la violence du père qui s’acharne sur sa femme et ses filles à force de coups et d’humiliation. Personne ne bouge, pas même le médecin appelé au chevet de Jeanne pour réparer les dégâts d’une rage dont on ignore les fondements. 

Trois victimes, trois destins opposés : la mère qui se mure dans le silence et accepte son sort, l’aînée qui à ne pouvoir verbaliser sa souffrance en finit avec la vie, et Jeanne, qui fuit vers la ville, vers les études. Tente de se reconstruire avec la peur au ventre. On espère qu’elle parvienne à se libérer du passé mais les chances, malgré ses efforts, semblent compromises par la profondeur des plaies béantes. J’ai dévoré l’ouvrage d’une traite et certaines scènes d’une violence inattendue en dépit du thème défilent à présent dans mon esprit à la manière d’un film « pouvant heurter certaines sensibilités ».

Au-delà de la question brûlante de comment devenir adulte quand l’enfance est un enfer, l’histoire de Jeanne interroge  l’attachement à une terre, à un pays. L’héritage familial, surtout : ce père qu’elle hait, elle le retrouve en elle. Elle, la fille cadette, la moins touchée par sa violence, mais coupable de n’avoir pu sauver sa mère et sa soeur. Peut-on aimer en se haïssant soi-même ? La masculinité est associée à la force brutale, et la vie de couple qu’elle choisit, c’est entre filles.

En tant que Suissesse, le roman possède à mes yeux l’intérêt supplémentaire de questionner l’identité helvétique, cette identité plurielle, et le gouffre qui sépare les zones urbaines de la montagne. Le Valais de Jeanne est dépeint à la manière dont le considèrent ses habitants : un petit bout de pays à part, dont l’identité cantonale prime sur celle de l’Etat, bien que faussée par les touristes qui le colonisent ; une terre parfois hostile à laquelle on ne peut s’empêcher de revenir. Jeanne hésite. Se soigne à coup de brasse dans le lac Léman. Mais finit toujours par remonter là-haut.

Sabine Wespieser Editions, 2022.