« Elle a quatorze ans. Et elle voit bien que sa mère. Ne va pas y arriver. Non, elle ne va pas y arriver. Il y a quelque chose. Quoi ? Un truc coincé. Quelque chose de brisé ? Qui fait qu’elle n’a pas la force. Qu’elle n’aura pas la force. Qu’elle va peut-être même s’effondrer. Quelque chose qu’elle ne lui expliquera jamais. Mais qui la fera sombrer. Au lieu de tenir bon. De continuer. Et Jeanne sait bien que le danger est là. Parce que désormais, elle se retrouve seule avec sa mère. Que si elle ne la sauve pas. Que si elle ne fait pas tout pour la sauver. Puisqu’elle est la seule à être restée. La seule à n’être jamais partie. La seule à être là. Que si elle ne fait pas tout pour la sauver. Sa mère se mettra à hurler. Mais tu sais. A hurler comme un animal abandonné à la merci de tout. »

Jeanne est née en 1974. Dans son village, on condamne sa naissance hors-mariage. Dans la nature où elle se construit, sous le regard bienveillant du grand-père, la vie s’écoule sans effort. Vingt ans plus tard, son mari l’abandonne. Comme elle a jadis abandonné sa mère, en proie à ses conduites addictives. Mourir pour l’alcool, c’est le comble, venant d’une fille de vignerons.

De son côté, Oriane aussi, se voit investie de la tâche brûlante de sauver sa mère. En répondant à ses attentes. Comme celle de Jeanne, la figure maternelle ne cesse de répéter « on est pareilles ». L’adolescente complexée fait alors payer à son corps le poids de son mal-être, à coups de biscuits et de toasts au fromage engloutis en secret dans une cuisine familiale vide. Un jour, un ultime acte de violence envers la maman, refusant de regarder en face sa propre destruction, la conduit en foyer. 

Après « C’est l’histoire d’une mère qui s’en va » (2021), contant avec une franchise bousculante le côté sombre du post-partum, l’autrice genevoise reprend la thématique des affres de la maternité pour dresser le portrait, par le biais d’une narration alternée, de deux femmes au bord de l’abîme. Explorant à nouveau les thèmes de la filiation, de la descendance, de l’héritage familial. 

Nos héroïnes, une génération les sépare. Elles mènent pourtant le même combat, relèvent le même défi : renouer avec elles-mêmes non en tant que fille ou épouse, mais en tant que personne. Et surtout, se délier du contrat implicite de l’enfant que l’on met au monde pour donner du sens à sa propre vie.

La prose de Chirine Sheybani nous emporte dans un récit foncièrement émotionnel, saccadé, où l’usage récurrent du point en milieu de phrase cisèle les états d’âme des héroïnes. La force du livre réside dans sa manière de questionner, esquisser des pistes, ne pas trancher. Pour quiconque touché par la thématique complexe des relations mères-filles, le récit est une belle découverte.

Editions Cousu Mouche, 2022.