Il fallait laisser le reste derrière soi. Ne pas donner dans la nostalgie. Ne pas établir la liste de tout ce qui avait été raté. Ne plus penser à ce qui faisait l’objet d’oubli volontaire. Ne pas laisser de place à ce qui resurgissait mais dont on ne voulait plus. Ce n’était pas seulement la maison qu’elle rénovait. Elle frotta avec plus de vigueur. Ces poutres allaient être superbes! La tâche était ingrate mais sertie de promesses. Vers la beauté, pensa-t-elle. Vers du solide, ajouta-t-elle à ses pensées. Et ces deux mots, beauté solide, solide beauté, se rejoignaient comme deux matières non solubles.  

 

Cela fait quelque temps que je passe du temps à épier les étagères « littérature suisse » des librairies pour élargir ma culture des auteurs romands et je suis tombée sur Fusil, de l’auteure neuchâteloise Odile Cornuz. Active dans le milieu du théâtre, il s’agit de son premier roman, sélectionné pour le Prix des lecteurs de la Ville de Lausanne 2023. 

L’histoire est un classique du couple qui s’assemble puis se dissout ; le désir, puis la lassitude et finalement la colère, pour revenir à l’indifférence. Les personnages : un homme, une femme, une enfant, dans un coin de pays entouré de forêts, de montagnes. L’homme propose de l’épouser ; elle hésite. Elle est déjà passé par là. Elle a une petite fille, d’un premier mariage. Il insiste, elle accepte. Ils contentent leurs amis et familles qui se réjouissent de leur normalité. Puis les non-dits s’immiscent à travers les scènes du quotidien ; les premières colères, les divergences, les dissonances. Un jour il faut partir. Comment échapper à la violence de celui qui s’accroche ? 

En ouvrant Fusil, on y trouve d’abord un exercice de style où l’écriture s’impose comme un absolu, si bien travaillée qu’elle prend le dessus sur l’intrigue. La narration à la troisième personne est truffée d’allégories, de symboles en filigrane ; le choix du vocabulaire ne laisse rien au hasard. Cette prose de qualité raconte l’histoire de personnages sans noms, impersonnels. Parce que l’histoire est celle de tous les couples qui se séparent, et parce que ce sont les objets les protagonistes du récit. Des objets de la vie quotidienne, qui donnent le rythme au texte. Dessinés par l’auteur en guise d’introduction pour chaque chapitre, ils nous font passer d’une scène à l’autre. 

Ainsi, ce roman peut-être pensé à la manière d’un décor de théâtre où chaque scène met en lumière un peu de  l’humain et un peu du monde inanimé. Nous sommes toujours dans le présent ; ce qui passe entre les scènes est passé sous silence. Le présent est décrit à partir d’un objet, qui représente un moment de vie. Tous ont leur importance, de l’alliance du mariage à la poupée ornant l’étagère. Télévision, skateboard, montagne, dictionnaire… : sans dénonciation consumériste, l’auteure utilise les objets pour rappeler qu’une vie à deux est avant tout prosaïque, quotidienne. Elle se passe derrière les murs, dans l’intime du foyer. La casserole des spaghettis, les plantes vertes à arroser, les trajets en voiture. Les tâches à honorer, les décisions à prendre. La présence constante du monde animal est également à relever : le chien du couple s’offre un rôle déterminant dans ce théâtre, à mi-chemin entre les hommes et les choses. Tout comme le fusil, le seul objet qui revient au début et à la fin du texte. 

Parce que ce récit est aussi un récit de la violence, des dégâts que peut faire la relation quand on n’avance plus dans le même sillon. L’histoire n’échappe pas, sans doute volontairement, aux stéréotypes de genre : la femme qui met du temps à s’imposer devant la figure de l’homme possessif, cédant à ses pulsions et son irascibilité. On y retrouve des interrogations sur la place du mariage en société, les difficultés à vivre dans une famille recomposée, le couple en tant que vecteur de stabilité plutôt que d’épanouissement. Est-ce la routine, le quotidien qui nous a à l’usure ? 

De ces 156 pages, je retiens surtout la qualité d’écriture et l’originalité de la démarche, parce que j’aime les romans où les personnages ont un visage, un nom, une histoire.

Editions d’En Bas, 2022.