« J’avais décidé depuis longtemps de consacrer ma vie à des travaux intellectuels. Zaza me scandalisa en déclarant d’un ton provoquant : « mettre neuf enfants au monde comme l’a fait maman, ça vaut bien autant que d’écrire des livres. » Je ne voyais pas de commune mesure entre ces deux destins. Avoir des enfants, qui à leur tour auraient des enfants, c’était rabâcher à l’infini la même ennuyeuse ritournelle ; le savant, l’artiste, l’écrivain, le penseur créaient un autre monde, lumineux et joyeux, où tout avait sa raison d’être. C’était là que je voulais passer mes jours; j’étais bien décidée à m’y tailler une place. Lorsque j’eus renoncé au ciel, mes ambitions terrestres s’accusèrent : il fallait émerger. ».

La réputation de Simone de Beauvoir en figure du début de la lutte pour l’égalité m’a donné envie de me plonger dans le volume de ses Mémoires, point clé de son oeuvre. Il s’agit du premier tome qui commence par la petite enfance et se termine alors qu’elle débute sa vie d’adulte, termine ses études et rencontre Jean-Paul Sartre.

L’écrivaine raconte ses jeunes années avec un vocabulaire alambiqué et une analyse fine des sentiments traversant l’âme d’une jeune fille de son acabit : d’ascendance bourgeoise, très éveillée, et se détachant progressivement du dictat de l’Eglise. Le récit étaye chaque facette de sa personnalité, ses failles et ses points forts, ses caprices et vanités d’adolescente. Les éléments historiques (née en 1908, elle a vécu deux guerres mondiales) passent en second plan. Simone raconte la vie qu’elle connait : l’héritage parentale ; les études à la Sorbonne ; sa relation chambardée avec son cousin Jacques ; son amitié, en fil rouge, avec sa compagne de classe Elisabeth surnommée Zaza. 

La question de la condition féminine y est très présente, conformément aux idéaux de l’autrice du Deuxième sexe, traité philosophique reconnu de son temps comme un manifeste féministe. Simone grandit en effet dans une famille très catholique et fréquente un collège religieux. Avec surprise lorsque l’on connait un peu ses oeuvres, on découvre qu’elle intégrait pleinement ces valeurs durant l’enfance jusqu’à se projeter dans un couvent ; elle raconte comment elle finit par perdre la foi.

Peu de rebondissements mais le but n’est pas un récit d’aventures, sinon un voyage aux confins de l’âme humaine. Il m’a fallu plusieurs années pour le terminer ; je m’y suis d’abord attaquée après l’achat, vers 25 ans, mais j’ai été vite lassée par une prose très détaillée et faisant la part belle aux aspects philosophiques. Les événements de la grève des femmes de 2019 m’ont donné envie de retenter le coup, curieuse de découvrir l’aube du féminisme et de pouvoir comparer les revendications d’une femme née en 1908 avec celles de 2023. J’ai trouvé que le résultat témoigne d’une quête de l’émancipation allant au-delà des critères de genre. Une émancipation qui passe par l’intellect, la culture, la connaissance du monde. Une ode à la littérature.

Première édition Gallimard, 1958. Edition actuelle : Folio, 2012. 473 pages.