« Lo circular del proceso me seducía. Era un cierre. Yo había visto al médium convocar la Oscuridad por primera vez, en la selva: yo lo había encontrado. Nos habíamos enamorado. Eso era inevitable. Le había dado un hijo en el mismo lugar donde él se había relevado ante mí. Finalmente, le ofrecía ese cuerpo para que siguiera vivo. La Oscuridad me había guiado de la mano en cada paso. Yo era la verdadera sacerdotisa. No esas tres viejas. Pero Juan jamás lo aceptaría. Era capaz de matarse y matarme. Y tenía razón. Yo aceptaba sus argumentos. Nunca darles un hijo para la Oscuridad, me repetía. No continuar la esclavitud. Me rebelé contra esa idea, frente al rió. No tenía por qué ser así. Gaspar ya era la sangre, Gaspar no era un esclavo. »

En 1981, dans l’Argentine dictatoriale bien méconnu des Européens, Juan Peterson et son fils Gaspar, six ans, traversent le pays en voiture suite au décès de la mère. Juan est malade du coeur. Chaque nuit, il s’endort sans savoir s’il va se réveiller. Gaspar possède à la fois la candeur naturelle caractérisant les enfants de son âge et la lucidité peu commune de ceux forcés à grandir vite. Jusqu’ici, tout est normal ; puis dans le couloir d’un hôtel peu fréquenté, une apparition. L’âme d’une femme décédée que Gaspar parvient à voir, à entendre, au grand désarroi de Juan qui souhaite préserver son fils du destin que lui-même a subi. 

Il y a des livres dans lesquels on plonge sans s’attendre à rien, ni même au genre du roman que l’on ouvre. Un peu étonnant pour un ouvrage de près de 700 pages en espagnol d’Argentine, emprunts de termes propres au parlé du pays qui ralentissent la lecture. Mais j’ai lu « fantastique, dictature » sur la quatrième de couverture, et surtout, les éloges de la critique pour ce quatrième roman de Marianna Enriquez dont je connaissais rien. Ainsi, me voilà prise dans un chef d’oeuvre, une histoire aux frontières du thriller, de la littérature d’horreur à la Stephen King -un genre que j’ai toujours boudé par crainte d’en faire des cauchemars- et du récit fantastique à la Borges, l’auteur lui-même étant cité maintes fois. 

Juan est médium, doté d’une faculté rare à communiquer avec l’au-delà, les morts, et surtout l’Obscurité, une force maléfique que les membres d’une secte appelée l’Ordre mobilisent pour servir leur soif de pouvoir et de richesse. A la clé, la recherche de l’immortalité à travers la préservation de la conscience. Satisfaire les caprices de l’Obscurité implique des rites cruels, des sacrifices humains et l’omniprésence du médium, à la fois tout-puissant et esclave de la folie des leaders de l’Ordre -allégorie de ces millionnaires sans scrupules, prêts à commettre l’impensable au service de leurs intérêts. Le don de Juan le soumet à une dégradation rapide de son enveloppe charnelle qui l’oblige à combiner médecine moderne et rituels ésotériques pour prolonger son espérance de vie. 

Le don d’Enriquez consiste exactement en cela : dépeindre une réalité brute et cruelle dans un univers fantastique métaphorique. Dans un cadre s’affranchissant des règles rationnelles de ce monde, ses personnages sont au contraire profondément humains, bercés par leurs contradictions. Le personnage de Juan, portant une grande partie du récit sur ses épaules, en est la parfaite représentation. A la fois vil, amer, accroché à son pouvoir comme un toxicomane craignant le manque malgré la dégénérescence physique de sa condition. En même temps, il prend d’énormes risques pour que son fils Gaspar, qu’il maltraite autant qu’il l’aime, échappe à l’asservissement inévitable que l’Ordre lui imposerait s’il découvrait ses dons. En fil rouge, sa relation avec Gaspar, qui n’a jamais peur avec son père, mais n’a peur que de lui. Et la mère, qui nous délivre son récit après sa mort, admet franchement ses doutes quant à la possibilité de sacrifier son  propre enfant au service de la cause. 

La structure de l’ouvrage atteste du talent de nouvelliste de l’autrice, qui multiplie points de vue et intervenants dans une fresque de l’Argentine contemporaine, de la dictature à l’épidémie de SIDA des années 90. Le lecteur voyage en équilibriste sur un fil où la chute probable vers le paranormal ou la psychose humaine entretient un suspense sans pareil. Rajoutez des interprétations à vous tenir éveillés la nuit et vous trouverez une difficulté énorme à refermer le livre pour dormir, excepté lors de certaines scènes où l’horreur poussée à son paroxysme dégoûte les âmes sensibles.

Pour terminer cet éloge, la citation en préface :

« Creo que perdemos la inmortalidad porque la resistencia a la muerte no ha evolucionado; sus perfeccionamientos insisten en la primera idea, rudimentaria: retener vivo todo el cuerpo. Solo habría que buscar la conservación de lo que interesa a la conciencia. »

ADOLFO BIOY CASARES, La invención de Morel

Editorial Anagrama, 2019.

Traduction : NOTRE PART DE NUIT, Editions du Sous-Sol, 2021.