« Un homme, une famille chassés de leur terre ; cette vieille auto rouillée qui brimbale sur la route dans la direction de l’Ouest. J’ai perdu ma terre. Il a suffi d’un seul tracteur pour me prendre ma terre. Je suis seul et je suis désorienté. Et une nuit une famille campe dans le fossé et une autre famille s’amène et les tentes se dressent. Les deux hommes s’accroupissent sur leurs talons et les femmes et les enfants écoutent. Tel est le noeud. Vous qui n‘aimez pas les changements et craignez les révolutions, séparez ces deux hommes accroupis ; faites-les se haïr, se craindre, se soupçonner. Voilà le germe que vous craignez. Voilà le zygote. Car le « J’ai perdu ma terre » a changé ; une cellule s’est partagée en deux et de ce partage naît la chose que vous haïssez : « Nous avons perdu notre terre. ».

En 2021, un chapitre d’Histoire vivante de la RTS, « Le roman de colère », est consacré à l’oeuvre de Steinbeck. 54 minutes de reportage pour un seul livre, n’est-ce pas un argument suffisant pour s’y plonger tête baissée ? Dès le lendemain, passage en librairie. L’ouvrage est sur l’étagère, parmi les classiques étrangers. En couverture de l’édition Folio, l’image tristement célèbre Depression mother, symbole de la Grande dépression des années 30. Malgré la qualité d’écriture exigeant une concentration sans faille pour y saisir les symboles et allégories, j’ai englouti les 600 pages sans m’essoufler. 

Le jeune Tom Joad du Middle-West a été remis en liberté après plusieurs années d’emprisonnement et s’empresse de rejoindre sa famille, des paysans récemment dépossédés de leur terre suite au crash boursier et au Dust Bowl (tempêtes de poussière provoquées par l’alliance de la sécheresse et des nouvelles technologies de l’agriculture de masse). Ils rêvent de la Californie, réputée pour ses territoires fertiles et sa prospérité économique. Investissant leurs dernières économies dans un véhicule à moteur, ils y accrochent leurs meubles sur le toit et leurs espoirs au-devant. Puis prennent la route 66.

Le grand exode vers l’Ouest auquel participent les Joad est le produit des affiches de propagandes vantant la garantie de l’emploi dans les vergers californiens. Une farce, qui permet aux propriétaires terriens de baisser les coûts de la main d’oeuvre, tant la demande est grande, tant les estomacs crient famines.

Le périple amène vers la précarité la plus extrême, mendiant des travaux avilissants pour quelques sous. Plusieurs générations s’entassent dans le camion des Joad, des grands-parents aux cadets à peine sortie de l’enfance, en passant par la grande soeur enceinte et l’ancien pasteur se greffant à la famille. Les plus faibles partent en premier. Leur disgrâce vient des hommes tout d’abord, ceux qui s’acharnent contre les initiatives collectivistes des migrants créant des camps d’accueil autonomes où tout est mis en commun. De la nature ensuite, lorsque les pluies torrentielles de l’automne détruisent les habitations de fortune.

En 1940, ce road trip avait déjà été adapté au cinéma, bien que sujet à de nombreuses polémiques à sa parution : un texte de gauche, considéré comme propagandiste ; une intrigue à mi-chemin entre le roman et le reportage. Le récit a quelque chose de théâtrale, les dialogues occupent une grande partie du texte, le rendant accessibles aux lecteurs fuyant les classiques pour leurs longues descriptions. 

Le Prix Nobel de Littérature 1962 use du symbolisme et des allusions bibliques pour ficeler son récit -la poussière, omniprésente ; la marche vers la Terre Promise ; le titre qui fait allusion au livre de l’Apocalypse, où la justice divine piétine les « raisins de la colère » pour punir les hommes. Il entrecoupe l’histoire de la famille par des chapitres impersonnels interrogeant la condition humaine en période de crise. L’avancement du récit est une lente plongée vers la noirceur la plus fatale, mais l’auteur y sème des graines d’espoir en soulevant le courage de la condition humaine.

La force du livre réside entre autre dans ses aspects intemporels et universels en dépit du contexte socio-géographique précis. La Grande dépression n’a rien inventé ; la Révolution industrielle, cent ans plus tôt, concentrait déjà les travailleurs pauvres en zone urbaine, condamnés à répéter le même schéma jusqu’à l’épuisement : je mange pour travailler et je travaille pour manger. Et les camps de réfugiés dans la Californie des années 30 ressemblent tristement aux centres d’accueil pour migrants des plages européennes actuelles.

Au-delà du roman, il y aurait sans doute 600 autres pages à écrire sur l’analyse approfondie de cet ouvrage érigée à juste titre en pilier de la littérature mondiale.

 

Titre original : Grapes of Wrath

1ère édition 1939. Editions Gallimard, 1947 pour la traduction française. Edition actuelle : Folio, 639 pages.