« Abasourdi par ce brusque passage entre la turbulence du marché de Ballaro et la quiétude désolée de cette ruelle, j’essayais de comprendre. Le monde enfoui de mon enfance refaisait surface. Un monde que j’avais à peine habité, fait de quelques mirages dans un tableau flou. Comme chaque fois, malgré moi, j’y retournais, c’était le même malaise : je respirais mal, comme si je respirais avec le coeur. Il ne restait rien de ce monde : mon père et ma mère étaient morts, notre maison venait d’être détruite. J’ai alors repensé à un détail. Un détail auquel que j’avais pas vraiment prêté attention, le jour où j’avais trouvé la photo de Giovanni. C’est Madame Bic qui m’avait parlé de cela. De la brassière. Ma mère avait l’intention de tricoter une brassière juste avant de tomber dans les escaliers. »
Léo a 36 ans. Il est séparé, a un fils de huit ans à qui il raconte des histoires et des souvenirs noirs dans ses bagages. Son travail l’amène à revisiter la maison dans laquelle il a laissé son enfance, le jour où ses parents perdent la vie dans de tragiques circonstances. Dans un vieux livre de recettes, la photo d’un alpiniste, originaire de Sicile. Las des ellipses qui hantent son existence, il s’embarque dans un périple de Palerne à Cefalù. Espérant y déterrer sa dernière chance de résilience.
Le livre prend des airs de récit de voyage alors qu’avec son regard d’architecte, le protagoniste arpente les rues tumultueuses de Palerme. Dotée d’un talent certain pour les descriptions, l’auteure jurassienne, qui signe ici son deuxième roman, nous fait découvrir l’emprise encore présente de la cosa notra sur ce petit bout de terre. Sa plume est un fil à dérouler pour que les images défilent – maisons blanches, collines déchiquetées par une nature brute et eaux transparentes, sur une île où la tradition de l’accueil n’est pas un mythe.
Si comme moi, vous associez la mafia aux films d’Al Palcino, vous en découvrirez ici une autre facette : contemporaine, moins démonstratrice, mais tissant sa toile dans tous les secteurs. En réaction, une association de citoyens, l’Adiopizzo, déploie sa résistance contre l’impôt mafieux. Les risques d’y adhérer peuvent conduire à l’exil. À ce jour -encourageant tout de même-, les membres comptent sur leur image publique pour échapper à la violence des représailles.
« La fille aux abeilles » est un récit émouvant qui narre d’une belle écriture un drame familial certes tragique, sans pour autant s’éloigner d’une réalité tranchante. Dans les années quatre-vingts, les scandales restent murés dans l’intime et la bienséance des mœurs scelle les destins. L’autrice traite des dommages possibles sur les enfants concernés -jusqu’à l’âge adulte et la possibilité, si elle se présente, de réparer. Et lorsqu’on s’interroge sur les liens entre le Jura suisse et la Sicile, voici une esquisse d’explication mis en exergue sur le rabat de l’ouvrage :
« Le rapport entre cette ville défaite et mon enfance cabossée me parut soudainement évident : Palerme et moi étions régis par les mêmes lois, celles de l’ombre et du silence. »
Editions Favre, 2023.