« Oui, le village-rue, hameau enchâssé dans l’une des trois enclaves catholiques en terre vaudoise, aurait fait corps avec Marcel C., d’ailleurs on n’est pas loin de penser que l’authentique victime de cette vieille affaire, ce serait plutôt lui ; malgré le temps, on n’a rien oublié. Jeanne-Sarah est certes morte, et de quelle effroyable manière, cependant était-elle si pure qu’on ne puisse rappeler certaines évidences ? »
Ces soirées grises de novembre invitent à se plonger dans des récits sombres déterrant les faits-divers d’en-temps, revisitant le passé de nos régions campagnares. Julien Sansonnens, originaire de la Broye, signe son cinquième roman avec « Agnus Dei », publié récemment aux Editions de l’Aire. Roman historique certainement, thriller du terroir par certains aspects, le livre transforme en récit littéraire un drame campagnard survenu dans les villages lacustres de la Broye fribourgeoise des années 40.
Marcel C., forgeron du village, un peu rustre et penché sur la boisson, finit par consentir, à l’aube de la trentaine, à épouser Jeanne-Sarah. Alors qu’il est appelé sous les drapeaux durant le conflit de 39-45, la félicité initiale de cette union s’effrite. Dans une région reculée où la doctrine catholique règne en maître, les conflits conjugaux se subissent, se dissimulent, de sorte à éviter l’opprobre du divorce. A cette époque, les bons conseils se cherchent dans la Bible, ou auprès de l’Abbé du village. Face aux moeurs condamnables, les rumeurs du voisinage ne servent quà mettre de l’huile sur le feu. Le jour où Jeanne-Sarah trahit son époux, on devine que celui-ci commettra l’impensable, et sera condamné à quatorze années derrière les barreaux.
Le récit est rempli de références religieuses, insistant sur la morale de l’Eglise qui modère les rôles entre coupable et victime, condamnant l’adultère et les pulsions dévergondées à même titre que le meurtre. La réinterprétation des faits par l’auteur tient compte du vécu de chacun des partis, d’un côté l’homme trompé, de l’autre l’épouse infidèle. Il évoque la dépendance, la violence conjugale, le sort des enfants placés faute de moyens financiers dans une Suisse bien différente de la notre, une Suisse où l’on manque de tout.
Ainsi, au-delà d’une histoire d’amour qui tourne mal, l’auteur dépeint avec habilité le quotidien de nos villages d’il y a cent ans : les réunions à la sortie de la messe, les bals du dimanche, les unions qui se limitent aux périmètres des villages voisins et les versets de la Bible comme source de toute chose. En arrière plan, il rappelle la crise de 29, notre neutralité présumée lors du second conflit mondial, les privations et l’intrusion des étrangers dans nos campagnes. Il s’adonne également à un exercice de style très habile pour susciter l’émotion à travers ses descriptions truffées d’images.
« A la fin des années trente, la Broye fribourgeoise est un marais asséché, assemblage de rectangles ocre, blonds et roux où montent les récoltes, morne plaine ornée de bourgs aux toits bas. Le territoire s’étend jusqu’aux derniers contreforts du Vully, colline arrondie et familière que l’on a comparée à un chat endormi. Villages resserrés autour de l’église, décorée d’or et de marbre, et du cimetière appondu, densité d’un silence seulement dissipé par l’angélus et le glas, continuité des semailles, des moissons et des jachères. »
Au-delà du plaisir de lire sur le quotidien qui pourrait être celui de mes grands-parents -originaires de la même région que Marcel C.- la prose fluide de Julien Sansonnens m’a emportée, enchaînant d’une traite les 120 pages.
Editions de l’Aire, 2020.
Julien Sansonnens est titulaire du Prix des lecteurs de la Ville de Lausanne en 2022.