La couleur noire n’existe pas – Greta Olivo

La couleur noire n’existe pas – Greta Olivo

« À ma droite, un mur, peut-être marron, impossible de dire à quelle distance il se trouvait, s’il s’élevait sur plusieurs mètres jusqu’au ciel ou s’il perçait le trottoir pour s’enfoncer sous terre ; à gauche, d’autres immeubles, peut-être l’enseigne lumineuse d’un magasin, les décorations de Noël qui n’avaient pas été retirées. Tout était granuleux, dilué, un livre oublié sous la tempête, des images projetées sur la roche d’une caverne. »

Dans ce premier roman traduit de l’italien, l’autrice de trente-et-un ans s’inspire librement de son histoire familiale pour mettre en scène la vie de Livia, adolescente romaine, atteinte d’une rétinite pigmentaire qui l’emmène vers la cécité. Le diagnostic se heurte à sa passion du mouvement et à sa joie de vivre : la myopie de l’enfance est remplacée par une vision fragmentée, ponctuée de trous noirs et péjorée lorsque la nuit tombe. La progression n’a pas de frein ; le fin mot de l’histoire appartient à la génétique.

Ainsi, entre dépit et résilience, Livia doit s’accommoder à un monde qui perd peu à peu ses couleurs. Soutenue par un coach qui lui apprend à vivre avec et qui, ferme mais bienveillant, lui répète malgré tout que « la couleur noire n’existe pas ».

Le récit aborde le thème du handicap et de la différence dans le monde impitoyable du lycée par le biais d’une prose sobre mais habile, qui suggère plutôt que d’affirmer. L’autrice nous fait redécouvrir nos sens au microscope ; la vue de Livia s’obscurcit, les sensations restent. La richesse stylistique transforme ainsi la simple chronique d’une maladie en roman d’initiation : la magie de la littérature opère.

La tournure irréfutable des événements n’ôte rien au suspense qui porte le lecteur dès le premier chapitre, immédiatement touché par l’histoire peu banale de cette gamine qui rêve juste de vivre sans lunettes. Tels les témoins d’une chute qui espèrent toutefois éviter la casse, on peine à sortir de l’histoire avant le point final.

2023, Italie. 2024 (Traduction). Editions Phébus/Libella. 

Nous rêvions juste de liberté – Henri Lœvensbruk

Nous rêvions juste de liberté – Henri Lœvensbruk

« Nous avions à peine vingt ans et nous rêvions juste de liberté ». Voilà, au mot près, la seule phrase que j’ai été foutu de prononcer devant le juge, quand ça a été mon tour de parler. Je m’en faisais une belle image, moi, de la liberté. Un truc sacré, presque, un truc dont on fait des statues. J’ai pensé que ça lui parlerait. (…) Je m’appelle Hugo Felida, je suis né à Providence au sein d’une famille de type vachement modeste et la plus belle chose qui me soit arrivée, dans la vie, c’est de rencontrer les trois mauvais garçons qui sont devenus mes meilleurs amis. »

Hugo a convoité sa liberté au point de la sacrifier. Dans ce roman qui va droit au cœur, il débite son histoire avec le franc-parler d’un voyou désillusionné qui a parié sur la chance et l’amitié pour fuir la misère. On devine qu’il va se brûler les ailes et pourtant, on le suit le cœur battant dans son périple à moto.

L’histoire commence à Providence. Au lecteur l’honneur de la situer sur la carte. Pour ma génération qui n’a pas connu les années hippies et les virées sans casque sur une Harley, la prose de Hugo nous traîne dans le décor d’une chanson de Renaud : une cité ouvrière qui façonne la misère ; des clubs de motards réinventant les codes sociaux ; un groupe de copains, surtout, adossé au flipper d’un bistrot avec des rêves plus grands qu’eux. 

Il y a Freddy, l’Italien fils de mécano ; Oscar, le « Chinois » expert de l’argent facile ; Alex, l’hypocondriaque qui aime les livres. Surnommé « Bohem » parce qu’il vit dans une roulotte, Hugo s’extrait des drames familiaux grâce à cette bande, les vrombissements des moteurs et les klaxons pétaradants. 

Leur jeunesse est faite de règlements de compte entre clans rivaux, d’altercations policières et un séjour précoce en détention. Lorsque Hugo décide qu’il n’a plus rien à perdre ici, il enfourche sa bécane et choisit la vie de routier. Abandonné par son leader, qui choisit de se ranger. Et pourtant, décidé à s’en tirer haut les mains.

L’oralité de la prose nous alpague dans une lecture à fleur de peau, sans répit au milieu de cette épopée aux airs de carnet de route, de roman initiatique et, à l’occasion, de thriller inspiré des films de Scorcese. L’auteur français signe là une brillante réflexion sur les frontières abstraites entre l’émancipation et la folie alors que la marginalité, cette chance unique de briser des chaînes, détruit tous les gardes-fous susceptibles d’amortir la chute. 

« Nous rêvions juste de liberté », c’est une histoire d’amitié a priori indestructible, dans un univers impitoyable où les valeurs et les comportements se heurtent. Rivalités et jalousies titillent le point de friction à partir duquel tout peut basculer. 

Editions J’ai lu, 2012.

La petite menteuse – Pascale Robert-Diard

La petite menteuse – Pascale Robert-Diard

« Les moments solennels ne sont jamais comme on les imagine. Une fille tout juste adulte jouait une part de sa vie en revenant sur les accusations qui valaient à un homme d’être emprisonné et Alice ne savait plus quoi lui dire. Elle n’avait qu’une envie : la voir prendre son sac à dos et partir. Tout s’emmêlait. Le sentiment d’urgence qu’elle éprouvait à l’idée qu’un homme avait été condamné à tort. L’exaltation de contribuer à réparer une erreur judiciaire. La crainte sourde de l’épreuve qui attendait Lisa. Saurait-elle la protéger de la tempête que sa lettre allait déclenché? Tout était si ténu. »

Lisa a vingt ans et cinq années d’historique judiciaire, depuis une plainte déposée pour viol. Le prévenu : un travailleur trentenaire, employé au domicile familial, casier judiciaire à l’appui de sa moralité douteuse. Et pourtant, il nie les faits. Dur comme fer.

Le procès est sur le point d’aboutir lorsque l’adolescente demande à changer d’avocat. « Je veux être défendue par une femme ». Alice accepte le cas. En partie au nom de son éthique de travail : toujours militer en faveur des plaignants.

En venant la voir, la Lisa désormais adulte aurait-elle enfin encaissé l’adolescente qu’elle était ? Elle dévoile à sa nouvelle avocate cette ancienne version d’elle-même – une collégienne précédée par sa réputation, et prête à tout pour sauver son image publique. D’une manière initialement inspirante et originale, dont les conséquences la rattrapent rapidement. Car Lisa l’admet, noir sur blanc : j’ai menti. Son agresseur croupit depuis cinq ans en préventive. L’avocate, trop habituée à jouer les héroïnes, endosse, pour une fois, le rôle de la défense. Inopinément. Elle s’appliquera à tenter d’acquitter cette petite menteuse.

Pascale Robert-Diard, journaliste et chroniqueuse, fait le pari de chambarder les standards du récit judiciaire dans une tentative osée de surpasser la dichotomie coupable/victime sur l’un des thèmes les plus sensibles du moment. Le livre interroge sans dénoncer, relève sans condamner. Le titre met au rebut l’effet de surprise, certes ; détail vite occulté par la construction brillante de l’intrigue. La plongée vertigineuse dans le psyché de la plaignante existe par le prisme de la femme payée pour la défendre. Un pari mettant en exergue les mécanismes pervers de la sexualité adolescente, à l’époque de metoo.

Ce roman est un récit court et incisif qui dépeint l’être humain tout en nuance ; une bouffée d’air face aux partis pris ; en dernier lieu, une réflexion sur les métiers du pénal, s’exerçant dans les abysses de l’âme humaine.

 

Editions L’Iconoclaste, 2022.

Cendres ardentes – Marc Voltenauer

Cendres ardentes – Marc Voltenauer

« – Comme le dit un proverbe de nos montagnes, il est plus courageux de pardonner que de tuer. Nous devrions nous en remettre à Dieu et trouver en nous la force de pardonner, dit Sokol avec calme, d’une voix profonde et forte.

Dafina fixa Sokol. Elle aimait son frère, même si leur relation était devenue compliquée en raison des activités de Skënder. Ils étaient tous deux très ancrés dans le mode de fonctionnement clanique et attachés au valeur du Kanun. Pourtant, elle ne savait pas si sa présence en Suisse était une bonne chose pour souder le clan après l’assassinat de Mirjan. Dans une certaine mesure, elle aurait préféré que la responsabilité incombe à son fils Skënder. 

Dans ce cinquième volume des aventures de l’inspecteur Andreas Auer, le torse d’une femme en état de décomposition affleure à la surface du Léman. Quelques mois plus tôt, un septuagénaire de la famille Hoti est victime d’une vendetta, alors qu’il retourne au Monténégro enterrer sa défunte épouse. Sa famille de Suisse sous l’égide de Skënder, spécialiste des réseaux mafieux et de l’argent facile, s’entête dans le cercle vicieux de la vengeance. À la police de remettre les pièces d’un puzzle explorant l’âme humaine dans ses aspects les plus abjects.

La figure romande la plus connue, peut-être, du polar du terroir, nous fait découvrir, la violence à bout de bras, une Albanie qui se reconstruit après la dictature communiste. Entre modernité, trafic de drogue et poids des traditions. Comme dans « L’Aigle de sang », on se plonge dans les rites ancestraux et leurs dérives possibles lorsqu’il s’agit de les conjuguer à notre temps. L’occasion de s’instruire quant aux diverses faces d’un pays si méconnu des Suisses, en dépit de la diaspora —aspect pour lequel le travail de recherche en amont est à saluer.

Car chez Voltenauer, rien n’est laissé au hasard. La fiction se veut conforme au plausible, au risque d’endiguer la pulsation du texte par quelques tirades de vulgarisation scientifique. Dans ce tome, la dictature d’Enver Hoxha est à l’honneur, tout comme la psychologie du cannibalisme et l’éducation des personnes sourdes dans la Suisse du 20ème siècle. De quoi déplaire aux adeptes des récits incisifs résolument orientés sur l’action. 

Ainsi, « Cendres ardentes » ne ménage pas son lecteur. Il explore l’homme et ses sombres déviances. Dans le monde de l’auteur, les traumatismes de l’enfance conduisant à la perversion ne ratent jamais le premier rôle. Au point de reprocher à l’écrivain de pousser l’horreur à son paroxysme, pour titiller la fascination morbide d’un lectorat à la recherche du gore ?

Âmes sensibles s’abstenir, donc. Les fans incontestés d’Hannibal Lecteur vont par contre y trouver leur compte. Il convient toutefois de préciser que les polars de l’auteur défendent, en fil rouge, la tolérance et l’inclusion. Le courage et la droiture des héros pointent du doigt l’extrémisme, à chaque fois. Voltenauer écrit finalement humain pour le pire et le meilleur.

Editions Slatkine, 2022.

La fille aux abeilles – Monique Rebetez

La fille aux abeilles – Monique Rebetez

« Abasourdi par ce brusque passage entre la turbulence du marché de Ballaro et la quiétude désolée de cette ruelle, j’essayais de comprendre. Le monde enfoui de mon enfance refaisait surface. Un monde que j’avais à peine habité, fait de quelques mirages dans un tableau flou. Comme chaque fois, malgré moi, j’y retournais, c’était le même malaise : je respirais mal, comme si je respirais avec le coeur. Il ne restait rien de ce monde : mon père et ma mère étaient morts, notre maison venait d’être détruite. J’ai alors repensé à un détail. Un détail auquel que j’avais pas vraiment prêté attention, le jour où j’avais trouvé la photo de Giovanni. C’est Madame Bic qui m’avait parlé de cela. De la brassière. Ma mère avait l’intention de tricoter une brassière juste avant de tomber dans les escaliers. »

Léo a 36 ans. Il est séparé, a un fils de huit ans à qui il raconte des histoires et des souvenirs noirs dans ses bagages. Son travail l’amène à revisiter la maison dans laquelle il a laissé son enfance, le jour où ses parents perdent la vie dans de tragiques circonstances. Dans un vieux livre de recettes, la photo d’un alpiniste, originaire de Sicile. Las des ellipses qui hantent son existence, il s’embarque dans un périple de Palerne à Cefalù. Espérant y déterrer sa dernière chance de résilience.

Le livre prend des airs de récit de voyage alors qu’avec son regard d’architecte, le protagoniste arpente les rues tumultueuses de Palerme. Dotée d’un talent certain pour les descriptions, l’auteure jurassienne, qui signe ici son deuxième roman, nous fait découvrir l’emprise encore présente de la cosa notra sur ce petit bout de terre. Sa plume est un fil à dérouler pour que les images défilent – maisons blanches, collines déchiquetées par une nature brute et eaux transparentes, sur une île où la tradition de l’accueil n’est pas un mythe.

Si comme moi, vous associez la mafia aux films d’Al Palcino, vous en découvrirez ici une autre facette : contemporaine, moins démonstratrice, mais tissant sa toile dans tous les secteurs. En réaction, une association de citoyens, l’Adiopizzo, déploie sa résistance contre l’impôt mafieux. Les risques d’y adhérer peuvent conduire à l’exil. À ce jour -encourageant tout de même-, les membres comptent sur leur image publique pour échapper à la violence des représailles.

« La fille aux abeilles » est un récit émouvant qui narre d’une belle écriture un drame familial certes tragique, sans pour autant s’éloigner d’une réalité tranchante. Dans les années quatre-vingts, les scandales restent murés dans l’intime et la bienséance des mœurs scelle les destins. L’autrice traite des dommages possibles sur les enfants concernés -jusqu’à l’âge adulte et la possibilité, si elle se présente, de réparer. Et lorsqu’on s’interroge sur les liens entre le Jura suisse et la Sicile, voici une esquisse d’explication mis en exergue sur le rabat de l’ouvrage : 

« Le rapport entre cette ville défaite et mon enfance cabossée me parut soudainement évident : Palerme et moi étions régis par les mêmes lois, celles de l’ombre et du silence. »

Editions Favre, 2023.

La Discrétion – Faïza Guène

La Discrétion – Faïza Guène

« Yamina a entendu tous ces mots et elle a senti que rester invisible était une question de survie. Pour toujours, elle gardera la tristesse profonde de ceux qui ont le sentiment d’avoir tout abandonné, alors même qu’ils ne possédaient rien. Pour toujours, elle gardera cette illusion terrible, qui laisse croire qu’on peut quitter un lieu, y retourner et retrouver les choses comme on les a laissées. »

Yamina a soixante-dix ans. Son chemin la mène de l’Algérie de sa naissance à la banlieue parisienne. Elle a survécu à la faim, au patriarcat et à la guerre d’Indépendance, réfugiée derrière la frontière marocaine. L’exil, elle connait. Enfant, elle aide sa famille : une fille « qui vaut six de ses garçons », comme le dit son père.

Ensuite, c’est le mariage et le départ en métropole. Paris est une chance de vie meilleure dans l’esprit des blédards ; un choc culturel pour elle, qui n’a connu que les reflets dorés du soleil sur ses montagnes. Sous le ciel nuageux d’Aubervilliers, elle fait profil bas, dans un logis insalubre. Frotte la tête de ses enfants dans des bains publics à défaut d’avoir une salle de bain chez elle.

Trente ans plus tard, sa descendance reste accrochée entre le seuil de l’âge adulte et l’adolescence tardive. Elle se construit en tanguant, happée par des vents contraires. Entre héritage familial et droit du sol, les gosses de Yamina s’approprient de leurs origines à leur manière. Prennent ce qu’ils veulent, jettent ce qui les gonfle. Avec colère, ou résignation. Avec la ferme intention, surtout, de ne pas décevoir ceux qui ont « tout sacrifié pour eux ».

Et à l’orée des lèvres, une question béante : quels efforts d’intégration pour cette deuxième génération, à la fois d’ici et d’ailleurs ? 

« Elle a toujours le sentiment de devoir réparer l’offense subie par ses parents. Et ce que Hannah ne supporte pas, c’est l’idée qu’un jour ils seront enterrés sans avoir eu la reconnaissance qu’ils méritent. »

La prose de l’autrice est un voyage entre présent et passé, d’une rive à l’autre de la Méditerranée. La France de Faïza Guène, c’est celle de la consommation, et elle ne cesse d’en citer les références. En chiffres et en lettres – ces chiffres que les parents Taleb ne cessent de convertir en dinars : « sa Renault Talsiman, 1.5 DCI ECO 2 Energym Buisiness intérieur cuir », « son blouson en fausse fourrure qu’elle a acheté 79,90 euros au Zara du centre commercial Le Millénaire » « ses Rebook Royal Ultra achetées 40 balles chez Go Sport ». Par opposition, le pouls de l’Algérie bat au rythme de la nature : ciel étoilé, figuiers de barbarie et au milieu, une vie rurale étalée sans confort.

Le style sans fard du récit, vivace et imagé, nous tient en alerte, l’humour à la rescousse des tensions dramatiques. On devine l’expérience propre de l’autrice en filigrane. « La discrétion » est une ode à la vie quotidienne, agrémentée de quelques réflexions percutantes au détour des paragraphes : « les hommes ont le privilège de ne mourir qu’une fois. Les femmes, elles, sont tuées par leur propre monde, et ce, des milliers de fois. Elles ne cessent de ressusciter, matin après matin. »

En sus de l’humour, le texte est fort de ses personnages prosaïques, pleins de bonne volonté et humbles face à leurs failles. On s’approprie de leurs contours, tandis que la narration omnisciente les incarne à tour de rôle. Avant l’amour romantique, l’amour fraternel et paternel est érigé en base solide à partir de laquelle tout se construit.

En résumé, une réflexion en filigrane sur les vagues migratoires des années 60 et 70 – est-ce que le déplacement en vaut la chandelle? 

Je termine avec cette citation de Franz Fanon, insérée à mi-chemin dans le texte :

« Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. »

Franz Fanon, les Damnés de la Terre

Editions Plon, 2020.