La journaliste d’investigation du nom d’emprunt d’Anna Errelle délivre dans ce récit un témoignage inédit et affolant sur les filières de recrutement de l’Etat islamique auprès des jeunes. Spécialiste des questions de radicalisation, elle souhaite enquêter sur les méthodes des terroristes incitant des adolescents musulmans ou convertis à partir pour la Syrie dans la France d’avant le Bataclan. 

« L’épouser ?! Je déconnecte Skype, comme un réflexe de survie. Je descends mon hijab sur le cou, et je me tourne vers André, l’air aussi hébété que moi. Nous nous regardons, incapables de répéter autre chose que « oh putain! » en boucle. Parce que nous savons que nous pouvons tout arrêter maintenant, et que dans ce cas cette soirée ne demeurera qu’une anecdote parmi les nombreuses que nous comptons. Mais, bien sûr, nous n’agirons pas ainsi. Nous en voulons davantage…. C’est le but de l’investigation : toujours en savoir plus. »

Au début de l’histoire, une identité fictive sur le réseau social Facebook, qu’Anna utilise pour épier certaines vidéos de propagandes de combattants de l’EI après la prise de la ville de Mossoul, en 2014. Ce compte porte le prénom de Mélodie. De l’autre côté de l’écran, sur le territoire syrien, il y a Abou Bilel, dont la dernière vidéo de propagande a fait le tour du monde. Son intention en tant que chef de guerre est d’inciter des jeunes en mal d’amour à venir le rejoindre se battre ; il s’agira d’un clic fortuit en-bas d’une vidéo de propagande qui changera Mélodie en nouvelle cible de Bilel.

Attérée de voir un des leaders du Djihad entrer en contact avec elle plusieurs fois par jour, Anna se trouve à improviser la vie d’une adolescente française de 20 ans issue d’une famille monoparentale, convertie à l’islam, qui pose naïvement des questions à Bilel sur son rôle dans l’EI, ses prochaines batailles et ses motifs. Dans un langage naïf et rempli de fautes d’orthographes, elle le confronte aux informations diffusées dans les journaux sur la soif de sang du mouvement. Nous sommes à l’époque où Mohammed Merah passe dans le milieu pour un héros de guerre. L’égo gonflé à bloc par l’intérêt de la midinette, Bilel demande à la voir par Skype et ne s’aperçoit pas que la fille de 20 ans en a en réalité 35 derrière son voile. Deux jours après, il la demande en mariage et organise son départ pour le Shâm, la terre promise.

Le discours de Bilel envers sa petite fiancée d’Internet est à la fois une confession criminelle, une propagande maîtrisant l’art de la manipulation dans les règles et une pièce de théâtre de l’absurde, tant certains propos tombent dans le grotesque. Le prêcheur prépare des vidéos inventoriant son véhicule militaire à la manière dont on vante le mérite d’une nouvelle Citroën au Salon de l’Auto ; il blablate des heures sur le besoin d’un monde meilleur pour les croyants et la parole de Dieu, avant de rappeler à sa jeune épouse de prendre de la lingerie fine pour leur nuit de noce. A travers son écran, Anna découvre un profil psychologique instable, menteur et pédophile. Dans un français truffé d’arabismes, il débite sur le bonheur qu’elle trouvera au coeur d’un pays en guerre.

La journaliste retranscrit chacune des journées qu’elle endosse dans ce rôle qui lui fait peur autant qu’il l’épuise, mais qu’elle s’obstine à endosser, portée par une ambivalence que le lecteur peine parfois à comprendre. Son but ultime est de parvenir à la frontière turco-syrienne accompagnée d’un caméraman. La fin du témoignage a des allures de thriller psychologique alors qu’elle ne peut se regarder dans le miroir sans y voir Mélodie en ligne de mire. 

« Je perds beaucoup de temps à rentrer dans le jeu de séduction de Bilel pour gagner sa confiance. Quitte à avoir pris le risque d’entreprendre cette expérience journalistique, il serait frustrant de ne pas la vivre jusuq’au bout. (…) Personne, même pas André, ne perçoit l’exercice de schizophrénie maîtrisé dans lequel cette enquête m’entraîne. ».

Ce livre est un témoignage supplémentaire sur la manière dont les esprits faibles peuvent se laisser embrigader avec aisance face aux discours les plus farfelus, pour autant qu’ils parviennent à toucher leurs affects et revaloriser leur personne. Nous nous trouvons dans une des questions les plus discutés de notre histoire contemporaine : comment des massacres de peuples ont pu se faire avec le consentement des masses ?  Avec en prime, de nouveaux outils par l’avènement des réseaux sociaux offrant des contacts personnalisés entre prêcheurs et victimes.

La seconde thématique se porte sur les métiers du journalisme et leur avenir, dévoilant une facette de la profession aux antipodes de l’attaché de presse local rendant des comptes-rendus innocents sur la vie quotidienne. Les journalistes d’investigation vivent leur job comme un devoir sacré quitte à y laisser des plumes. Des héros contemporains, peut-être. Des masochistes en quête de sensation forte, parfois également? Nous ressentons, à travers la plume d’Anna, un besoin personnel d’adrénaline, de se confronter aux secrets indicibles et au danger, au-delà de l’envie de faire éclater des scandales pour rendre le monde meilleur. 

« Nous formons une grande famille. Une smala de torturés et touche-à-tout passionnés et dévoués à leur travail. »

Le sujet était brûlant à sa parution en 2015, alors que le phénomène se trouvait en pleine explosion ; sept années et un Bataclan plus tard, cette « mode du djihad » a des conséquences concrétisées dans les esprits ; ainsi, le livre n’a pas vieillit, mais se lit différemment. Pour ma part, il s’est dévoré.

Editions J’ai Lu, Poche, 2015