Delphine de Vigan est la seule autrice française dont je peux me targuer d’avoir lu l’intégral des ouvrages et D’après une histoire vraie est mon favori. Une apparente histoire d’amitié, une immersion dans le quotidien d’une écrivaine à succès… jusqu’à ce que le récit, parfaitement échafaudé, évolue vers le thriller psychologique jouant avec nos nerfs de lecteur. Impossible à lâcher !
Les premiers chapitres ont une allure de témoignage, pour autant que l’on connaisse l’œuvre et les grandes lignes biographiques de l’autrice. La protagoniste prénommée également Delphine, en couple avec un journaliste du nom de François, vient de publier un best-seller contant un authentique drame familial. Une allusion à Rien ne s’oppose à la nuit, que de Vigan signe en 2011, après le suicide de sa mère bipolaire dont le texte retrace l’histoire -cet ouvrage fera sans doute l’objet d’une chronique postérieure.
La Delphine du livre reçoit alors des courriers anonymes qui lui reprochent avec véhémence de s’enrichir sur les malheurs de sa famille. A la même période, elle rencontre dans un salon littéraire la mystérieuse L. -entendez « elle » à l’oral. Une femme à la fois sans identité et dotée d’une influence sans pareil sur la vie de l’écrivaine qui, au moment de leur rencontre, se met à souffrir du syndrome d’angoisse de la page blanche. Dans l’introduction, elle annonce la couleur : depuis que L. débarque dans sa vie, elle ne peut plus écrire une ligne. Ni roman, ni critique, ni préface ; pas même une carte de vœux. Cachant à ses proches ce qui, à son échelle, est une maladie professionnelle, elle s’en remet à L. pour lui sauver la mise.
L. est représentée comme un alter ego de Delphine : autrice également mais écrivaine de l’ombre, elle publie des récits de vie de célébrités en tant que nègre. Dotée d’une assurance frôlant l’arrogance, elle est belle, disponible et totalement dévouée à Delphine jusqu’à la remplacer en personne lors d’invitations professionnelles. L’amitié des deux femmes ne tarde pas à évoluer en relation de dépendance malsaine que la protagoniste raconte avec du recul, consciente de devoir s’en détacher, mais excusant le comportement envahissant de L. à la manière d’une femme violentée qui ne peut quitter son conjoint. La présence de L. dans la vie de Delphine coïncide par ailleurs avec des événements que notre regard de lecteur impute à cette mystérieuse femme (lettres incendiaires qui se poursuivent, vole de ses carnets de note d’écrivain). L. refuse de rencontrer la famille et les amis de Delphine, se soustrayant à tout témoin possible de ses actes. Concernant sa carrière, elle ne tient qu’un seul discours : la fiction n’intéresse plus personne et pour conquérir son public à nouveau, Delphine se doit de produire du vrai. La situation se retourne enfin en faveur de cette dernière lorsqu’elle se décide à se remettre au travail avec un objet d’écriture bien précis : L., et les épisodes de sa vie teintée d’événements tragiques qu’elle raconte à Delphine comme un écrivain raconte des histoires. Ce qu’elle raconte, est-ce que c’est vrai ?
Le résultat final est bluffant : j’ai été tenue en alerte par ce thriller que l’on retourne dans tous les sens sans parvenir à terminer le puzzle. Le roman est participatif, puisque le lecteur a un avis à se forger sur le final. Entre les lignes, la question suivante : notre pire ennemi ne se trouve-t-il finalement qu’en nous-mêmes ? Nous sommes invités à réfléchir sur les dissonances entre le vécu et l’imaginé, le danger réel et la psychose ; nos représentations de nous-mêmes face au regard de l’autre. Delphine est-elle victime ou schizophrène ?
A chaque fois que je parle d’un livre à mes amis et ma famille et pour autant que l’intrigue ne comporte ni meurtre ni dragons, la même question me revient : est-ce que c’est une histoire vraie ? Une interrogation qui, je dois l’admettre, me dérange, me perturbe, me renvoie à d’autres questions. La sociologie contemporaine atteste d’un intérêt moderne sans précédent pour le réel. La « vraie » vie -scénarisée au possible- des influenceurs attise autant de vues, voire davantage, que les séries de fiction, « parce que c’est vrai ». En librairie, autobiographies et témoignages foisonnent. De Vigan aborde d’ailleurs cette thématique dans son dernier livre « Les enfants sont rois » qui commence par devinez quoi : la finale de l’émission Loft story en 2001. Est-ce à cette époque où la télé-réalité fait ses débuts prometteurs que l’obsession du vrai commence ?
Bien sûr qu’en plongeant dans un livre, notre curiosité de lecteur tentera toujours de démêler le vrai du faux. Mais les récits autobiographiques ne comportent-ils pas tous une part d’autofiction, dans la mesure où nos représentations de nous-mêmes et de notre vécu restent emprunts de subjectivité ? A l’inverse, un roman fictif s’inspire toujours d’une époque, d’un contexte socio-politique, de la vie des gens ordinaire. Oui, toujours, je m’excuse de citer encore Harry Potter, mais les fans ont tous fait l’amalgame entre Lord Voldemort et Adolf Hitler.
Pour poursuivre dans la réflexion, je pense aux séries de fiction qui se doivent d’inclure de la diversité dans leurs personnages pour correspondre davantage aux standards de la réalité sociale actuelle. Une noble idée… avec le risque de dénaturer des oeuvres de fiction parce qu’elles ne correspondent plus aux références de notre temps. Trop machistes, trop européocentristes. Pourtant, le cinéma et la littérature sont le reflet d’une époque et j’excuse Tolkien de négliger les personnages féminins dans ses livres ; en 1920, la présence des femmes en-dehors du foyer était trop rare pour que ce Monsieur pourtant intelligent puisse seulement y penser.
Finalement, n’est-ce pas contradictoire de vouloir rendre toute fiction représentative du monde réel alors que sur les réseaux sociaux, nous assistons à une déferlante de scènes prétendument authentiques qui ne s’avèrent que mascardes ? Encore un paradoxe de notre belle époque…
Pour conclure, dans le roman D’après une histoire vraie, la problématique des frontières poreuses entre la réalité du monde externe, la réalité propre à notre ressenti interne et la fiction pure est décortiquée, imagée, ficelée et déficelée sous tous les angles. C’est à mon sens une œuvre de génie qui mérite bien le Prix Renaudot et le Prix Goncourt des Lycéens reçus en 2015.
Editions Hachette, 2015.