» Et lui-même, que faisait-il, sinon suivre les pas que d’autres avaient tracés pour lui ? Un chemin qui pouvait le mener vers une carrière réussie, de la considération et un éventuel poste de professeur. Mais cette vie sans aspérité, prémâchée, n’était que celle qu’il empruntait à l’histoire de la famille. 

Au-dessus de lui, dans les étages de l’hôpital, les minutes et les heures pesaient dans la mécanique corporelle : des cœurs fatiguaient, des poumons s’essoufflaient. Un jour, il se trouverait lui aussi dans un lit d’hôpital, avec une première alterte, un cancer peut-être, une maladie dégénérative, un accident vasculaire cérébral. S’il avait de la chance, il finirait par s’endormir de cette belle mort qu’on appelle vieillesse. « 

 

Le premier roman de l’écrivain vaudois Jérémie André, médecin de profession, a pour décor le célèbre quartier lausannois du Flon. Dans ce roman au croisement entre la sociologie et la science, la belle plume de l’auteur navigue entre littérature et essai scientifique, proposant une réflexion sur la place du corps dans nos sociétés ultramodernes, la relation entre l’homme et le travail, le libre-arbitre face au déterminisme.

Le texte met en scène trois personnages aux destins différents qui se retrouvent dans l’enseigne d’une célèbre chaîne de restauration rapide. Il y a Anna, ancienne étudiante, qui est devenue première équipière et formatrice dans les cuisines du restaurant. Puis son ancien compagnon Dominique, interne en médecine, fils d’une famille influente de la ville. Et finalement Jean-Pierre, le descendant d’immigrés, obsédé à l’idée de transformer son destin en succes story des temps modernes jusqu’à changer de nom pour gagner en crédibilité. Les trois personnages se croisent, se frôlent, se souviennent et s’interrogent sur l’essence de l’existence. Une essence qui se décline, pour le jeune médecin, à travers le corps et ses manifestes, comme pour l’auteur dont l’étude des corps est le métier.

Sommes-nous corps avant d’être esprit ? Le psychiatre défend bien sûr l’idée d’une vision bio-psycho-sociale de la médecine et par extension de la vie. La prose de Jérémie André exprime et expose le détail des émotions des personnages à travers les mécanismes et douleurs physiques. Il y évoque l’impuissance, les dégâts de la nicotine et de la malbouffe sur l’organisme, les maladies professionnelles ; pendant que Dominique dissèque des cadavres pour apprendre son métier, Jean-Pierre soigne ses douleurs dorsales avec une psychothérapie et Anna poursuit dans sa profession en fermant les yeux sur les maux d’usure des travailleurs de l’ombre.

Le roman est également une réflexion sur le libéralisme et les nouvelles formes de management mettant une pression d’autant plus vicieuse qu’elle est subtile sur les travailleurs précaires. Nous retrouvons plusieurs modèles-types du rapport qu’entretient l’homme contemporain avec le travail: l’emploi comme vecteur d’ascension sociale qui, si elle n’est pas atteinte, devient destructeur ; l’emploi comme facteur d’avilissement ou de maladie ; finalement, l’emploi comme vocation pour aider les autres. Jean-Pierre, gérant d’un fast-food, incite ses employées à « s’éclater au travail », sans relever l’ironie derrière cette injonction. Dominique, lui, s’interroge sur le fait de prendre un emploi sans responsabilité, alors que l’histoire de sa famille, des tanneurs devenus entrepreneurs, est l’exemple même du conte de fée moderne dont rêve Jean-Pierre. Et quand Anna revoit Dominique après quatre ans, elle s’imagine qu’il la tient pour responsable de son échec professionnel dans la voie de garage qu’est la restauration rapide.

Personnellement, j’ai eu du mal à trouver mon compte dans la structure du roman, dû à certaines scènes très détachées de l’intrigue initiale mais déployées dans les détails, qui donnent l’impression que la narration est mise sur pause, tandis que d’autres thématiques, telles que les passages historiques sur l’histoire du quartier du Flon qui attestent d’un gros travail de recherche en amont, mériteraient d’y être développées plus longuement mais sont passés rapidement. Cela n’est que mon avis et sans doute une question d’intérêts propres, mais je trouve que l’auteur s’est fixé un gros challenge de rassembler autant d’éléments dans un texte concis à 150 pages et il y aurait de quoi écrire un plus long roman. D’autant que j’aurais souhaité en savoir plus sur la relation entre Dominique et Anna, leur vie commune et leur rupture qui, comme leur rencontre, semble déterminée par le hasard.

Olivier Morratel Editeur, 2023.