« Ce que son esprit rejetait n’était pas tant la religion que l’écrasement de l’homme par la religion. Il ne se souvenait plus par quel cheminement d’idées il s’était convaincu que l’homme n’existait et de se découvrait que dans la révolte et par la révolte et que celle-ci n’était vraie que si elle se tournait en premier contre la religion et ses troupes. Peut-être même avait-il pensé que la vérité, divine ou humaine, sacrée ou profane, n’était pas la véritable obsession de l’homme mais que son rêve, trop grand pour qu’il l’appréhendât dans toute sa folie, était d’inventer l’humanité et de l’habiter comme le souverain habite son palais. »

Dernière découverte littéraire : cette dystopie glaçante publiée l’année de Charlie Hebdo, dont le titre évoque l’oeuvre culte de George Orwell, imaginant un monde dont l’histoire commence en 2084, parce que « pour les générations de Nouvelle Ere, les dates, le calendrier, l’Histoire n’avaient pas d’importance, pas plus que l’emprunte du vent dans le ciel, le présent est éternel, aujourd’hui est toujours là, le temps en entier tient dans la main de Yölah, il sait les choses, il décide de leur signification et instruit qui il veut ». Dans l’état d’Abistan, nom tiré du prophète Abi, délégué de Yölah sur terre, l’Ennemi n’existe plus, les confins de l’Empire demeurent inconnus, le pèlerinage est l’unique motif de voyage et l’Appareil vérifie l’application de la Pensée Unique dans les moindres recoins. Au milieu des fidèles, le protagoniste Ati quitte un sanatorium et lors de son voyage de retour à la capitale, une brèche s’ouvre dans son esprit. Il a le malheur de penser.

Boualem Sansal, né en 1949 en Algérie, est connu pour ses écrits contestataires, critiques envers le pouvoir et censurés dans son propre pays. Il signe ici un texte percutant, pamphlet allégorique contre la radicalisation, prenant des airs de thriller alors qu’Ati part risquer sa peau en quête d’une vérité invisible. Le récit est divisé en plusieurs livres introduit de manière biblique (« dans lequel de nouveaux signes apparaissent dans le ciel de l’Abistan »). Le lecteur est pris par la main au milieu de cette noirceur, guettant en alerte la moindre lueur qui tarde à se manifester. 

Le personnage d’Ati, avant d’être personnage, n’est selon moi que la personnification de l’horreur dans un système où la pensée unique détruit. Nous retrouvons tous les éléments littéraires de la dystopie : un futur proche mais réinventé, l’humanité en dérive, des événements tragiques précédemment survenus qui ont bouleversé le cours des choses et des traces de l’ancien monde soigneusement dissimulées pour oublier que tout n’a pas toujours été ainsi. L’abilang, langue officielle d’Abistan, perd en substance au point qu’elle n’est réduite qu’à des palabres monosyllabiques ou très courtes ; l’homme ne parle plus, ne s’exprime qu’avec des cris, des râles. Il se définit par des prénoms à trois lettres, car la diversité d’une langue est aussi la diversité de la pensée. 

L’oeuvre de Sansal est une réflexion plutôt qu’un divertissement ; elle ne fait pas écho qu’à la radicalisation religieuse, mais à toute force de totalitarisme. A chaque chapitre, nous découvrons le monde tel qu’il aurait pu être si les dictatures s’étaient imposées partout ; tel qu’il doit être dans certains états où les personnes ne pensent plus. Ce livre est un plat qui se savoure à petite dose, un chapitre après l’autre, afin de prendre du recul face à un désespoir qui n’en démord pas.

Je termine cette chronique par la préface : « la religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité. »

Editions Gallimard, 2015.