« Pas l’Algérie, non. Plus jamais. Il faut oublier l’Algérie. C’est une chose qui lui demande des efforts énormes. Tout son visage est crispé. Pour oublier ce pays entier, il aurait besoin qu’on lui en ait offert un nouveau. Or, on ne leur a pas ouvert les portes de la France, juste les clôtures d’un camp. »
Naima est française, descendante d’une famille kabyle. Alors que la société la ramène sans cesse à des racines dont elle ignore tout, elle décide de s’immerser dans l’histoire de son pays d’origine. En suit une saga familiale, déroulée sur trois générations, retraçant, revisitant le destin de l’Algérie contemporaine entre aliénation et émancipation.
Le récit s’ancre dans l’Algérie du XIXème siècle, traverse ensuite la période coloniale et la guerre, puis les accords d’Evian renvoyant les dissidents du FLN sur la terre des envahisseurs. Là où, en dépit de leur fidélité à la France, ils sont accueillis dans des camps ayant ironiquement servis aux rafles de Juifs vingt ans plus tôt. Ali, Yema et leurs enfants ont traversé la mer ; ils devront assumer les conséquences de ce choix, entre soumission et révolte.
La première partie du récit dresse ainsi le portrait du patriarche, grand-père de Naima, figure incarnant le déchirement entre l’amour de sa terre et la fidélité à la Métropole. Dans les montagnes kabyles, il était respecté et fortuné ; propriétaire de champs d’oliviers, il a également combattu pour la France durant la guerre et percevait une pension d’ancien combattant, un droit aboli après la victoire du FLN. Sommé de choisir un des deux camps, Ali navigue et s’interroge. Quel chemin demeure le plus juste, dans une guerre où chacun des forces ennemis s’adonne sans relâche aux massacres et à la torture ?
S’en suit alors une longue traversée du désert et un aller-simple en ferry en direction de la France. Cet épisode traumatique plonge Ali dans le silence ; de propriétaire terrien respecté, il devient hôte indésirable d’une terre qu’il a défendu sans en parler la langue, sans en comprendre les codes. Les Algériens arrivés en 62 sont traîtres au FLN, décriés sur leur terre. En métropole, même les services d’entraide les incitent à se faire discrets, s’approprier leur culture, et les prénoms des enfants d’Ali reflètent cela avec une ironie tragique : Hamid, Kader, Dalila et Claude. Le petit dernier, arrivé au camp d’accueil ; l’intervention d’une assistante sociale incite les parents à lui choisir un nom chrétien.
Lorsque la famille passe du camp à la cité, Hamid, l’aîné, père de Naima, tombe amoureux de la langue française. Des romans du Club des cinq ; de la ville parisienne estudiantine. Les réminiscences du pays de son enfance le tiennent éveillé à force de cauchemars. Alors avec virulence, il s’intègre, se révolte face au racisme, cherche sa place : « C’est des conneries, ces histoires de racines. Tu as déjà vu un arbre pousser à des milliers de kilomètres des siennes ? Moi j’ai grandi ici alors c’est ici qu’elles sont. »
Le silence de son père sur les raisons de son émigration creuse un fossé entre eux ; la langue arabe n’arrive plus à décrire la nouvelle réalité d’Hamid. Le dialogue avec les siens n’existe plus qu’en surface. Les parents, analphabètes, peu bavards et enclins à baisser la tête, éduquent leurs enfants selon des valeurs que cette nouvelle génération rejette. Hamid en a assez de jeûner pour le Ramadan, assez de voir les siens exploités à l’usine, assez d’entendre ces professeurs le féliciter plus que les autres parce qu’il est inhabituel de voir un Arabe intelligent.
Le roman est une véritable quête identitaire, un questionnement parfaitement construit sur le destin des migrants et de la deuxième génération ; il interroge le colonialisme, la double-appartenance, la discrimination. Nous revisitons la France des années 60 et 70, les révoltes estudiantines, la peur des Français face à ces visages exotiques qui occupent les bancs de leurs écoles. Le style d’Alice Zeniter m’a impressionné de par sa manière de débiter des vérités universelles avec des tournures de phrases percutantes et concises.
Le second intérêt plus personnel que j’ai trouvé à ce livre méritant amplement son Prix Goncourt est de traiter le thème de la mixité sociale en France sous un autre regard que dans le décor des banlieues, au sein de communautés où les enfants d’immigrés restent cloisonnés entre eux en bas des tours. Les amis de Hamid s’appelent Gilles et François et son goût des études l’entraînent vers d’autres sphères, où malgré son intégration on le rappelle sans cesse à sa différence.
L’autrice partage avec Naima ses origines et l’on ressent dans sa démarche le besoin de revisiter l’histoire d’une terre avec ce regard de la troisième génération, à la fois emprunt de recul -les archives historiques aident à délivrer un témoignage objectif- et de regrets -les leurs, partis trop tôt, ne s’expriment plus que par le souvenir de la descendance et quelques photos. Les protagonistes, à tour de rôle, apprennent chacun l’art de perdre.
Editions Flammarion, 2017.