« Au fil des années, la procession familiale qui empruntait l’avenue des Français avait connu bien des variantes, mais jamais encore elle n’avait pris l’allure d’un cortège funèbre. Au détail près qu’elle était bien vivante, il semblait, cette année, qu’on emmenait Mme Pelletier à sa dernière demeure. Son mari, lui, comme à son habitude, marchait en tête d’un pas d’autant plus solennel que son épouse se traînait loin derrière et ne cessait de s’arrêter pour adresser à son fils Etienne le regard d’une agonisante qui supplie qu’on l’achète. Derrière eux, Jean dit Bouboule, en digne aîné, avançait d’un pas raide, sa petite épouse Geneviève trottinant à son bras. François fermait la marche en compagnie d’Hélène. A l’avant du cortège, M. Pelletier saluait en souriant les marchands ambulants de pastèques et de concombres, adressait un signe de la main aux cireurs de chaussures, on aurait juré un homme marchant vers son couronnement, ce qui n’était pas loin de la réalité. »

Beyrouth, 1948. La France encore coloniale se remet de ses traumatismes ; l’économie, entre tickets de rationnement et marché noir, se prépare sans le savoir aux années les plus glorieuses de l’histoire du capitalisme. C’est dans ce décor oublié des livres d’histoire que l’auteur français commence le premier volet de cette tétralogie mêlant habilement les genres par le biais d’une plume acerbe et vive, séduisant les adeptes du rocambolesque et des scènes d’action.

Au coeur du récit, la famille Pelletier, qui ont fait fortune au Liban à la tête d’une savonnerie dont le fils aîné Jean sera sommé d’en prendre les commandes. Marié à une mégère soulignant sa médiocrité pour les affaires, il semble habité par une force maléfique le conduisant à commettre l’indicible. Derrière Jean, trois autres enfants : il y a François, qui ment à ses parents sur ses rêves de devenir enseignant pour intégrer la rédaction d’un célèbre journal parisien ; Etienne, dont l’amour pour un soldat belge le conduit jusqu’à Saigon, en pleine guerre d’Indochine ; et Hélène, la petite dernière, qui aspire à quitter le joug parental pour rejoindre ses frères. Les prénoms des premiers fils font allusion à François-Jean Armerin, journaliste et correspondant de guerre français mort en 1950, dont certaines lignes de l’histoire de vie ont partiellement inspiré l’auteur pour cette histoire.

Le début du récit peut déstabiliser les non-connaisseurs du style de Lemaître tant il mixe -habillement, il faut le dire- les genres ; à la croisée entre la saga familiale, le roman historique ou le polar, nous avançons sans repères dans cette fresque où les personnages, aux traits grossis par une écriture faisant la part belle au sarcasme, avancent chacun dans leur couloir sur plusieurs continents. Le manque de connaissance de cette période de l’histoire de France assimilée, souvent à tort, à un entre-deux sans relief entre la Libération et la Guerre d’Algérie, accentue le déséquilibre. Il m’a fallu réviser les bases de la guerre d’Indochine et du scandale des piastres  pour entrer dans l’histoire et bingo, à la page 155, un meurtrier sans scrupule entre en scène. Alors le suspense démarre ; la « vraie » lecture, celle qui nous prend, nous emmène, nous fait sortir de l’espace-temps ordinaire, peut commencer. 

« Le Grand Monde » est un roman destiné à ceux qui « n’aiment pas les livres où il ne se passe rien ». Mais également une preuve que le divertissement ne tue pas toujours la littérature. Et une chance, en prime, de rattraper nos lacunes sur l’histoire de France.

Ed. Calmann-Lévy, 2022.