« Comme ma mère et ma soeur se ressemblaient physiquement, mais aussi par leurs réactions, avec le temps, j’ai pensé que, si je n’étais pas comme elles, je devais forcément être comme lui. Sinon, comment expliquer qu’il baissait les yeux lorsque je le fixais sans broncher, qu’il ne me frappait jamais autrement qu’en me tirant les cheveux. »

Le premier roman de l’auteure valaisanne, lauréat du Prix du roman Fnac 2022, est une histoire percutante, monologue oscillant entre la dureté et l’espoir, sur le thème de la violence intrafamiliale, l’héritage, l’identité et la place réservée à l’amour quand la haine a englué l’espace.

Jeanne grandit avec ses parents et sa soeur aînée dans une vallée valaisanne à l’écart du monde ; un univers rural, préservé, où les secrets de famille les plus brutaux ne sortent de l’antre du foyer que pour servir la cause des commères. Ainsi, tout le voisinage connait la violence du père qui s’acharne sur sa femme et ses filles à force de coups et d’humiliation. Personne ne bouge, pas même le médecin appelé au chevet de Jeanne pour réparer les dégâts d’une rage dont on ignore les fondements. 

Trois victimes, trois destins opposés : la mère qui se mure dans le silence et accepte son sort, l’aînée qui à ne pouvoir verbaliser sa souffrance en finit avec la vie, et Jeanne, qui fuit vers la ville, vers les études. Tente de se reconstruire avec la peur au ventre. On espère qu’elle parvienne à se libérer du passé mais les chances, malgré ses efforts, semblent compromises par la profondeur des plaies béantes. J’ai dévoré l’ouvrage d’une traite et certaines scènes d’une violence inattendue en dépit du thème défilent à présent dans mon esprit à la manière d’un film « pouvant heurter certaines sensibilités ».

Au-delà de la question brûlante de comment devenir adulte quand l’enfance est un enfer, l’histoire de Jeanne interroge  l’attachement à une terre, à un pays. L’héritage familial, surtout : ce père qu’elle hait, elle le retrouve en elle. Elle, la fille cadette, la moins touchée par sa violence, mais coupable de n’avoir pu sauver sa mère et sa soeur. Peut-on aimer en se haïssant soi-même ? La masculinité est associée à la force brutale, et la vie de couple qu’elle choisit, c’est entre filles.

En tant que Suissesse, le roman possède à mes yeux l’intérêt supplémentaire de questionner l’identité helvétique, cette identité plurielle, et le gouffre qui sépare les zones urbaines de la montagne. Le Valais de Jeanne est dépeint à la manière dont le considèrent ses habitants : un petit bout de pays à part, dont l’identité cantonale prime sur celle de l’Etat, bien que faussée par les touristes qui le colonisent ; une terre parfois hostile à laquelle on ne peut s’empêcher de revenir. Jeanne hésite. Se soigne à coup de brasse dans le lac Léman. Mais finit toujours par remonter là-haut.

Sabine Wespieser Editions, 2022.