« Les veines d’Anna sont saisies par le gel, sa peau est moite de sueur froide et ses lèvres sont engourdies. Est-ce qu’on va lui demander une autre chose ? Est-ce qu’ils vont interroger sa mère ? Si Anna mentait, est-ce que la mère d’Irene connaîtrait les vraies réponses et dirait alors qu’Anna est en train de bluffer ? A quoi bon ? En Finlande, on ne croyait pas à tout ce qui était une réalité en Union soviétique : elle ne pouvait pas dire que la Supo leur avait interdit quoi que ce soit, ou que sa mère avait peur ou qu’elles pensaient que la mère d’Irene était un agent du KGB. »

 » Les vaches de Staline, c’est ainsi que les Estoniens déportés en Sibérie désignèrent les maigres chèvres qu’ils trouvèrent là-bas, dans une sorte de pied de nez adressé à la propagande soviétique qui affirmait que ce régime proposait des vaches exceptionnelles « . La quatrième de couverture introduit ainsi ce roman de l’auteure finlandaise née d’une mère estonienne, comme son héroïne Anna. 

Adolescente atteinte de graves troubles du comportement alimentaire, Anna raconte ses difficultés à assumer ses origines dans un pays libre, riche et prospère, alors que de l’autre côté de la baie se trouve Tallin, ville d’origine de sa mère. Longtemps, le peuple estonien colonisé par les Russes y a étouffé sa faim de vivre à coup de tickets de rationnement et tremblant face aux contrôles du KGB. A Helsinki, Anna vit comme toutes les jeunes filles « fino-filandaises », à l’exception de ses voyages en ferry vers l’autre monde et de sa relation catastrophique avec la nourriture. 

Son récit est entrecoupé de chapitres sur le passé de la mère, Katariina, des années 40 à son exil lorsqu’elle rencontre celui que Oksanen définit comme « le Finlandais ». Elle échappe ainsi à la vigilance des Rouges, mais un régime de terreur nous marque au fer et elle se mure alors dans le contrôle et le mutisme, d’autant que de l’autre côté de la Baltique, la police finlandaise considère ces immigrés communistes avec suspicion

L’écriture est chantante, le style empli de figures de style dissimulées derrière un parlé très oral: nombreuses répétitions, phrases longues, ponctuées d’exclamation : on retrouve dans le langue très travaillée la personnalité extrémiste et obsessionnelle de la protagoniste. Un coup de génie de l’auteure, qui expose la réalité de la maladie avec un réalisme affolant.

Le texte est une puissante allégorie des dégâts provoqués par le totalitarisme. Anna vomit ce qu’elle mange et se remplit de vide. Désespère son premier amour qui tente en vain d’accéder à son intérieur. Elle parle d’elle tantôt en « je », tantôt à la troisième personne, pour rappeler ses tiraillements identitaires. La maladie est à la fois un mal somatique et une métaphore; Anna l’appelle son Seigneur, c’est sa religion.

La froideur de la mère, son silence, tout cela se change, chez la fille, en symptômes, et son corps est possédé par les démons de la dictature. Son habilité à cacher son trouble va de paire avec cette crainte d’être révélée au grand jour ; de ce fait, la guérison, elle la redoute, elle la fuit. Et se détruit jusqu’à voir son squelette se changer en briques de verre. Dans ce livre, tout y est.

Titre original : Stalinin lehmät. 2003.

Version française : Editions Stock, 2011.