« Terres sauvages » – de Lionel Tardy, avec interview de l’auteur

« Terres sauvages » – de Lionel Tardy, avec interview de l’auteur

« Le Nouvel Empire du Japon, pour peu que le terme « empire » puisse s’appliquer à une région d’à peine neuf mille kilomètres carrés comptant trois millions de citoyens, était une nation prospère située à l’ouest des ruines de Tokyo. Fondée après la guerre par les rescapés de la mégalopole, elle s’était épanouie grâce à la ténacité de ses habitants et leur volonté sans faille d’améliorer leur quotidien. Au début du XXIIIème siècle, l’Empire, qui avait rétabli une base de technologie sérieuse, avait décidé de lancer le projet JLPS. Un système de géolocalisation par ondes radio destiné à remplacer les dispositifs satellites disparus à la suite du cataclysme, pour faciliter l’exploration des terres sauvages. »

Imaginez un monde post-apocalyptique où au milieu du XXIème siècle, les catastrophes naturelles ont eu raison de notre civilisation. Quelques décennies plus tard, dans le Nouvel Empire du Japon, l’armée impériale s’évertue à maintenir l’ordre dans la capitale construite sur les ruines de Tokyo, tout en explorant les Terres sauvages, zones périphériques livrées à une nature hostile et au banditisme. L’héroïne, Kanako Sawada, est une jeune recrue de l’armée impatiente de faire ses preuves face à sa hiérarchie, dans cet univers inquiétant où le confort de notre siècle ne se retrouve qu’à travers les récits d’archives. 

Le roman, présenté en premier tome d’une saga, pose les jalons de la société imaginée par Tardy, à la fois futuriste et rétrograde, où le cheval est un moyen de transport commun et l’informatique à ses balbutiements. La structure du texte, divisé en trois parties, met en scène l’aspirante Sawada au cours de diverses missions : le sauvetage d’une bourgade aux mains d’un gang de pilleurs, une expédition en haute-montagne près d’un site archéologique et la poursuite d’une adolescente contrainte à l’illégalité. 

La prose de Tardy, dont on devine l’influence du cinéma et des mangas, foisonne de références à la culture japonaise. Le style, direct et sans fioriture, touchera un public aussi bien adulte que jeune adulte. Un point fort de l’auteur est d’avoir conçu un récit centré sur une protagoniste principale tout en cultivant une large diversité de points de vue au fil de la narration. Face à la pléthorie de personnages aux patronymes nippons, le glossaire des références à la fin du livre est bien utile ! Autre surprise de l’ouvrage : plusieurs pages d’annexes sur la culture japonaise, l’univers dystopique du Nouvel Empire, ainsi que les illustrations très réussies de l’artiste Sandrine Pilloud jalonnant le récit. Une belle découverte pour les adeptes du genre dystopique et des romans d’action !

Quelques questions à l’auteur…

En 2013, je suis parti en voyage au Japon avec cet ami et à mon retour, j’ai creusé dans toutes les directions: cuisine, cinéma, littérature puis d’autres voyages. Un véritable coup de cœur pour le pays du soleil levant et sa culture.

Lionel Tardy

Auteur

D’où t’es venue cette passion, apparemment de longue date, pour la culture japonaise? 
En 2010, un ami m’a convaincu de regarder avec lui la première saison de l’anime. «Bleach». J’étais sceptique, l’univers des mangas ne m’intéressait pas spécialement. De fil en aiguille, on a regardé les saisons suivantes, puis d’autres anime (près de 2900 épisodes en 13 ans…). En 2013, je suis parti en voyage au Japon avec cet ami et à mon retour, j’ai creusé dans toutes les directions: cuisine, cinéma, littérature puis d’autres voyages. Un véritable coup de cœur pour le pays du soleil levant et sa culture.
Concilier écriture et activité professionnelle à plein temps, un challenge au quotidien? As-tu une routine d’écriture qui te permet d’organiser ton temps entre les deux?
J’ai la chance de travailler à mon compte, donc je dispose de beaucoup de flexibilité dans mon planning. Deux à trois fois par année, je pars une semaine pour mon consacré exclusivement à l’écriture. C’est dans ces moments-là que je pose le synopsis de mes histoires et que j’écris le premier jet. Ensuite, chaque week-end, j’essaie de consacrer quelques heures pour peaufiner, relire et corriger le texte.
Les héroïnes de «Terres sauvages» sont principalement féminines, ce qui n’est pas fréquent dans des récits d’action mettant en scène des militaires. Une manière de t’inscrire dans la mouvance féministe ou y a-t-il d’autres raisons à cela?
Depuis que je pratique les jeux vidéo et les jeux de rôle papier, j’ai toujours préféré incarner des personnages féminins. Un moyen de sortir de l’archétype du «gros bourrin qui casse tout» et d’avoir une façon de jouer plus nuancée. J’ai aussi beaucoup apprécié la saga de Honor Harrington de David Weber, qui met en scène une militaire dans un univers SF. Et puis, le fait d’avoir lu plusieurs essais traitant du féminisme ces dernières années m’a aussi influencé quant au rôle de personnages féminins.
Dans les remerciements, tu fais un clin d’œil à tes profs de français du gymnase, rappelant que tu n’étais pas très assidu en cours. Étonnant pour quelqu’un qui écrit depuis longtemps, non?
J’ai toujours aimé écrire, mais j’étais une bille en grammaire et en orthographe. Les premiers textes que j’ai pondus étaient tellement bourrés de fautes qu’ils étaient impossibles à lire. Heureusement, avec de la pratique, des bons outils et une bonne dose d’opiniâtreté, la situation c’est amélioré. (Je fais toujours une faute par phrase lorsque je publie quelque chose sur les réseaux!)
As-tu un délai fixé pour la publication du prochain tome ? 
Le manuscrit est terminé, j’attends les retours de mes bêta-lecteurs. Après les derniers ajustements, je le présenterai aux Éditions Favre en début d’année. J’espère une parution au printemps 2025. À condition que le premier ait rencontré suffisamment de succès ;–)

Hermès Baby – Louise de Bergh

Hermès Baby – Louise de Bergh

« La machine à écrire vert menthe que s’était achetée Elise dans les années 60 ! Une Hermès Baby. La même que celle de Françoise Sagan, avait raconté Dora dans son journal. Je soulève fébrilement son capot de transport et pose mes doigts sur les touches. Sur ces chiffres, ces lettres et ces espaces que ma propre mère a dû caresser un jour. J’effleure le cercle ovoïdal sur lequel est inscrit Hermès Baby et laisse courir mes doigts sur les tiges en métal rayonnantes. Une émotion nouvelle me saisit. Comme si j’appartenais enfin à quelque chose. Une lignée. Une famille. C’est la première fois que j’ai entre les mains un objet hérité de ma mère. Un objet qui était tout pour elle, et qui représentait aussi tellement du passé de Dora. Un objet qui, par le prénom que l’une d’entre elles m’avait donné, me reliait fatalement à ces deux femmes. »

Dans la Vienne des années 1910, Adèle offre ses courbes à Egon Schiele, grand peintre en devenir dont elle sert de modèle. À Paris, 110 ans plus tard, Françoise fait de même dans le milieu académique. Entre elles, deux générations de femmes, parsemées de l’Autriche à la France. Il y a Dora, qui entasse ses souvenirs dans des boîtes sous le lit d’une maison de retraite. Et Elise, perdue depuis longtemps, sacrifiée au mouvement hippie des années 1970 et leurs conduites addictives. Un jour, elle dépose Françoise dans un couffin chez Dora et disparait.

Dans ce premier roman à l’écriture chatoyante, Louise De Bergh dresse le portrait de femmes portant à tour de rôle les silences et blessures de la génération précédente. En fil rouge, la folie et la dépendance ; en guise de soupape, l’art et la littérature. 

L’autrice, diplômée en histoire de l’art, croque ses héroïnes par le biais d’une succession de prises de vue cinématographiques, déployées sous nos yeux de lecteurs d’une prose emplie de poésie.

Ses coups de pinceaux, surtout, tissent les contours des corps habitant le récit.  Des corps de femmes, qui y ont enfoui leurs émotions : la violence de donner naissance, la joie de sentir un enfant dans son ventre. Le corps de Françoise, qu’elle dévoile devant un auditorat, est transformé en objet qui lui permet d’exister ; celui d’Elise, également, alors que la seringue d’héroïne lui brûle les veines. Sous emprise, il paie le prix de sa recherche de l’absolu, ces émotions fortes, grandes absentes de son enfance. Jusqu’à ce que son cœur lâche dans sa poitrine.

Les relations hommes-femmes et l’abandon forment le second axe narratif. D’Adèle à Françoise, les genres se rejoignent le temps d’une pause. Se désirent sans se comprendre, sans se retenir. Il y a les hommes qui s’en vont à cause de la guerre, ceux qui s’en vont par trahison. Pour ces quatre héroïnes, la figure paternelle est un fantôme. Leurs repères résident dans l’art, le processus créatif : le fusain sur du papier, le cliquetis d’une machine à écrire… Après la mort de sa grand-mère, Françoise découvre par les objets les secrets de sa famille. Il lui incombe alors de réparer ce qui a été détruit.

« Hermès Baby » est une grande réussite, explorant la mémoire intergénérationnelle par le biais de chapitres courts, abrasifs parfois et percutants, qui touchent le lecteur droit au coeur.

Les Editions Romann, 2022.

Le mouvement des airs – Pauline Gay des Combes Gliven

Le mouvement des airs – Pauline Gay des Combes Gliven

« Nous avions quitté nos maisons, au nom d’un impératif qui ne portait pas de nom. Il y a bien des mois, mes mains avaient poussé le bois pourri et, alors que les vagues s’étaient brisées contre mon bateau, d’autres m’avaient suivi, jetant à leur tour leur vie sur les planches humides, dressant haut dans le ciel les voiles blanches. »

Pauline Gay Des Combes, valaisanne et doctoresse de profession, signe avec « Le mouvement des airs » le premier de cinq tomes d’une saga publiée aux Editions Helvetia revisitant la dystopie fantastique. Khosso, Argile, Riri et Simoun vivent sur une Ile en marge de la Grande Terre, territoire de nature dominé par les forêts. Ils grandissent au sein d’une tribu qui livre une guerre avec les Blancs.

« Du mouvement des airs, Khosso imagina Sio. Il fut le plus grand et le plus beau des personnages que le jeune homme inventât. Inspirant, complexe et doté des plus grandes qualités, qui ne se retrouvent que par fragments chez la plupart des êtres vivants, il était l’incarnation de la perfection, possédant, dans cette première partie, la couleur qui pour lui représentait la liberté : le blanc. Tel le vent. (…) Il demanda à Khosso un jour, alors attablés autour d’une bière, de lui raconter comment, et par quel chanceux hasard, ils avaient pu se rencontrer et le jeune homme survivre jusqu’ici sans sa précieuse influence. » /quatrième de couverture.

Selon les propos de l’autrice, « le titre est fait référence au vent, qui sera la source d’inspiration du personnage principal. L’histoire est contée par ce dernier à Sio, un personnage né de sa propre imagination et qui incarne les différentes phases par lesquelles passe quelqu’un se destinant à l’art poétique. Le récit se déroule de l’enfance à l’âge adulte, en expliquant les différents choix faits par le héros pour suivre l’aspiration donnée par le vent ». 

Les thèmes principaux sont l’aspiration poétique et l’imagination, ce qui implique de rejoindre celle -sans nul doute débordante- de l’autrice pour entrer dans le texte. La narration est divisée en plusieurs niveaux ; déstabilisant dans un univers dont on ne connait ni les origines ni les codes. Les décalages de niveau de langue entre le familier et le soutenu surprennent également. Le livre plaira à ceux qui acceptent ces bouleversements, acceptant de confier leurs repères au mouvement des airs.

2022, Éditions Helvetia.

Elle(s)  – Chirine Sheybani

Elle(s) – Chirine Sheybani

« Elle a quatorze ans. Et elle voit bien que sa mère. Ne va pas y arriver. Non, elle ne va pas y arriver. Il y a quelque chose. Quoi ? Un truc coincé. Quelque chose de brisé ? Qui fait qu’elle n’a pas la force. Qu’elle n’aura pas la force. Qu’elle va peut-être même s’effondrer. Quelque chose qu’elle ne lui expliquera jamais. Mais qui la fera sombrer. Au lieu de tenir bon. De continuer. Et Jeanne sait bien que le danger est là. Parce que désormais, elle se retrouve seule avec sa mère. Que si elle ne la sauve pas. Que si elle ne fait pas tout pour la sauver. Puisqu’elle est la seule à être restée. La seule à n’être jamais partie. La seule à être là. Que si elle ne fait pas tout pour la sauver. Sa mère se mettra à hurler. Mais tu sais. A hurler comme un animal abandonné à la merci de tout. »

Jeanne est née en 1974. Dans son village, on condamne sa naissance hors-mariage. Dans la nature où elle se construit, sous le regard bienveillant du grand-père, la vie s’écoule sans effort. Vingt ans plus tard, son mari l’abandonne. Comme elle a jadis abandonné sa mère, en proie à ses conduites addictives. Mourir pour l’alcool, c’est le comble, venant d’une fille de vignerons.

De son côté, Oriane aussi, se voit investie de la tâche brûlante de sauver sa mère. En répondant à ses attentes. Comme celle de Jeanne, la figure maternelle ne cesse de répéter « on est pareilles ». L’adolescente complexée fait alors payer à son corps le poids de son mal-être, à coups de biscuits et de toasts au fromage engloutis en secret dans une cuisine familiale vide. Un jour, un ultime acte de violence envers la maman, refusant de regarder en face sa propre destruction, la conduit en foyer. 

Après « C’est l’histoire d’une mère qui s’en va » (2021), contant avec une franchise bousculante le côté sombre du post-partum, l’autrice genevoise reprend la thématique des affres de la maternité pour dresser le portrait, par le biais d’une narration alternée, de deux femmes au bord de l’abîme. Explorant à nouveau les thèmes de la filiation, de la descendance, de l’héritage familial. 

Nos héroïnes, une génération les sépare. Elles mènent pourtant le même combat, relèvent le même défi : renouer avec elles-mêmes non en tant que fille ou épouse, mais en tant que personne. Et surtout, se délier du contrat implicite de l’enfant que l’on met au monde pour donner du sens à sa propre vie.

La prose de Chirine Sheybani nous emporte dans un récit foncièrement émotionnel, saccadé, où l’usage récurrent du point en milieu de phrase cisèle les états d’âme des héroïnes. La force du livre réside dans sa manière de questionner, esquisser des pistes, ne pas trancher. Pour quiconque touché par la thématique complexe des relations mères-filles, le récit est une belle découverte.

Editions Cousu Mouche, 2022.

 

La cathédrale, le dragon et les livres

Cette semaine, il me tient à coeur de présenter trois ouvrages du patrimoine de la ville qui m’a vue grandir. Fribourg est une bourgade, un village à l’échelle du monde. Une cathédrale à cheval entre deux dialectes ; un Dragon dans les méandres de la rivière ; des crucifix contre les murs des écoles, le poids des traditions qui subsiste. 

 

Ma ville, certains ont osé la transformer en décor de livre. Témoignages ou romans, voici les quelques ouvrages typiquement fribourgeois qui ornent ma bibliothèque.

Michel Simonet, « Une Rose et un Balai ». Editions de la Revue Conférence, 2017. Première édition 2015.

Dans les ruelles de Fribourg, un des balayeurs prend toujours le temps d’orner d’une rose fraîche à son chariot. Un balayeur qui semble venir d’un autre monde, lui qui a étudié la théologie, puis a préféré revenir à un travail concret, pratique, dont l’utilité se démontre instantanément et qui permet à l’esprit de vagabonder : « tête libre et bras occupés me vont mieux que l’inverse. On pense et on se dépense à la fois ». Dans ce livre à mi-chemin entre le témoignage et le traité philosophique, le cantonnier si particulier défend son choix professionnel tout en rendant un hommage inédit à la ville qu’il aime, qu’il connait par coeur. Ses mots nous font voyager dans l’espace et le temps ; en nous ramenant aux lieux emblématiques du Fribourg d’autrefois ; en nous promenant dans la rue avec l’oeil de celui qui la nettoie, qui la range, qui a le temps de la scruter. Le cantonnier devient historien, journaliste, sociologue ; étymologiste d’une société cosmopolite laissant une partie de ce qu’elle est dans les poubelles publiques. 

Un délice pour tout ceux qui ont grandi ici, ainsi qu’une piqûre de rappel quant à l’utilité incontestable de ces professions peu valorisées. Et  pour ma part, après une dure journée de travail, une incitation implicite à se reconvertir dans un domaine « moins bien payé mais avec du sens ». 

Anne-Marie Francey, « Derrière la boulangerie » , Edition Faim de siècle, 2018.

L’auteure de 85 ans délivre dans cette autobiographie ses souvenirs de la vie d’une famille fribourgeoise dans les années trente et quarante. A cette époque, des grandes maisons pleines d’enfants qui s’animent au rythme du travail, des prières, des tâches domestiques, des naissances. Anne-Marie est la neuvième de la famille, fille d’un père boulanger et d’une mère alsacienne. Elle confie dans ce récit ses impressions de jeunesse, ses peurs, ses colères ; son quotidien, aussi, et les secrets de famille remontant à la surface au fil de sa plume qui lui ordonne de se souvenir. Il y a François, Anselme, Tante Odile, Tante Corinne, le chat Mitzi… Brides d’un monde pas si lointain, où les rapports humains sont régis par d’autres règles.

Un jour, elle décide de dévoiler au jour ses cahiers de souvenirs, rédigés de 1986 à 2016, et interpelle une amie en lui demandant : « lis, s’il te plaît, et dis-moi ce que tu en penses. Je me dis qu’elle pourrait peut-être aider d’autres personnes à traverser les difficultés rencontrées dans leur propre vie, à se relever de traumatisme véus dans leur enfance. » Le mot de la destinaire du récit écrit dans son épilogue : « En découvrant celle-ci, j’ai réalisé un peu plus… Qu’à l’époque, on obéissait aux parents. C’EST TOUT. … Que le piano face au balai ne faisait guère le poids dans les mains d’une femme. (…) Que la pièce peut se REJOUER des années plus tard, révélant des intonations nouvelles, un personnage un peu plus complet, un coin de chambre jusque-là resté dans l’ombre. »

Laurent Eltschinger, « Sur le plancher des vaches », Editions Montsalvens, 2021.

Laurent Eltschinger est documentaliste multimédia, fils d’un agriculteur fribourgeois du Gibloux, qui à l’aube de ses 50 ans se découvre une passion pour l’élaboration de polars du terroir. De son imagination est né Jean-Bernard Brun, inspecteur de police amateur de bon vin, enquête sur des faits-divers de chez nous depuis le bâtiment de la police fribourgeoise, place du Tilleul.

Les Editions Montsalvens ont publié cinq ouvrages signés de la plume d’Eltschinger dont « Sur le plancher des vaches », mettant en scène un paysan solitaire de Treyvaux au caractère bien trempé, témoin malchanceux du décès simultané de trois vaches laitières qu’il affectionne particulièrement. L’intrigue conduit l’inspecteur Jibé au-delà de ce petit bout de campagne, dans le canton de Neuchâtel, où trois corps cette fois humains ont été enterré en dix jours. Le passé de Conrad est-il en train de le rattraper ? Au-delà du charme de lire un roman qui se passe près de chez nous, l’enquête tiendra les adeptes des livres à suspense en alerte, tout en décevant peut-être les puristes de la littérature portant une attention particulière au style. Eltschinger a été finaliste 2023 du Prix du polar roman. 

Galel – Fanny Desarzens

Galel – Fanny Desarzens

« Tout paraissait tellement évident, pour Galel. Marcher, manger, dormir. Simplement marcher, manger, dormir et faire ça avec de la joie. Et quand il y a du chagrin, simplement se consoler et se remettre à marcher.

Le lendemain Galel était le dernier debout. Il a sa manière à lui de se réveiller : il dort et tout à coup et il est réveillé. Il passe d’un état à l’autre sans problème. Il ne revient pas au monde comme tout le monde. 

 Après Chiesa Seraina, c’est avec une curiosité au final pleine d’attentes que je me suis plongée dans l’univers minéral et intemporel de Galel, première publication romanesque de l’autrice romande lauréate du Prix suisse de littérature. Un récit sur la montagne, que l’on imagine susurré à l’oreille de l’écrivaine par les neiges éternelles et les pierriers, protagonistes du récit à même titre que les personnages.

Galel réunit trois hommes autour de la passion des montagnes, dans une vallée fictive au décor alpin. Il y a Paul, gardien de cabane, cruellement témoin de la manière dont la montagne est plus forte que l’homme. Chaque été, c’est lui qui ouvre le refuge de la Baïta, point d’ancrage des trois amis qui s’y retrouvent une fois dans l’année. Il y a aussi Jonas, guide enthousiaste, ouvrier à la chaîne durant l’hiver. Et surtout Galel, l’autre guide, l’emblématique, le pilier du groupe, détaché des autres par sa prestance, son « petit quelque chose en plus ». Ces trois personnages taciturnes entretiennent tout au long de l’histoire les liens indicibles qui les relient les uns aux autres, à travers des bons repas et des silences.

Leur histoire se lit comme une randonnée, les mots de Fanny Desarzens sont notre guide de montagne. D’abord sur un chemin sûre et stable, puis à flan de coteau, au bord du vide. Le début du livre a des allures d’utopie où guides et marcheurs se fondent dans la beauté du paysage. Puis vient la fissure -un pierrier, un éboulement-, et cette tension latente, sorte d’angoisse sans visage qui nous transporte et nous donne envie de poursuivre le récit d’une traite. Galel -sorte de Messie sacrifiant sa santé pour sauver les autres- s’est blessé au genou lors d’un sauvetage et le pronostic médical, mauvais, vient entacher le décor idyllique.

Le livre est avant tout un hymne à la nature ; l’autrice rend hommage à la vie simple des amoureux de la nature, au travail manuel -qui se retrouve dans Chiesa Serraina-, aux rituels marquant le quotidien. On note une dichotomie entre le monde préservé des sommets et la civilisation -la vraie scène du monde moderne est celle de l’hôpital.

Le talent de Fanny Desarzens se démontre par sa manière de produire un texte très littéraire dans un style non travaillé. L’écriture s’impose à elle dans sa forme la plus brute pour un résultat graphique; l’autrice est diplômée d’une haute école d’art écrit comme un peintre dessine : 

« C’est le relief de la roche qui trompe un peu. Parce que la pente est un gros tas de cailloux. C’est un amas de différents gris et de différents bleus. Comme ça on dirait une espèce de grande cascade et juste avant on était sur le rivage. Ca fait qu’ils quittent lentement l’étendue de vert, le parterre de roses des Alpes et les buissons de myrtilles. Ils s’éloignent de l’herbe et surtout des arbres. Là, plus on avance et moins on trouve d’arolles, de sapins ou de mélèzes. Alors c’est comme si on entre dans un autre territoire et cette contrée c’est celle de la rocaille. »

J’interprète le récit le Galel comme un processus artistique, un art visuel où les mots s’imposent à nous pour décrire une réalité palpable. La montagne, l’homme ne peut pas la changer, elle est plus forte que nous. Elle s’impose à nous et nous devons faire avec, au mieux la contempler. La décrire avec des mots simples comme la vie auprès d’elle.

Qu’il s’agisse de s’évader dans un récit bien de chez nous, ou d’opter pour une lecture analytique en saisissant les symboles bibliques en filigrane, Galel vaut la peine d’être lu.