Les derniers jours de nos pères – Joël Dicker

« Cela s’était passé début septembre, juste avant l’automne. Il n’avait pas pu ne rien faire : il fallait défendre les Hommes, défendre les pères. Défendre son père, qu’il avait pourtant juré de ne jamais délaisser depuis ce jour, quelques années plus tôt, où le destin avait emporté sa mère. Le bon fils et le veuf solitaire. Mais la guerre les avait rattrapés, et en faisant le choix des armes, Pal faisait le choix d’abandonner son père. »

Joël Dicker n’est plus à présenter, mais de tous ses livres, Les derniers jours de nos pères reste le moins connu du public, le premier qu’il a publié (en 2015) et pour ma part le plus intéressant.

Pal vit seul à Paris avec son père et lui annonce un matin qu’il part  à la guerre, « parce que si ce n’est pas moi, ce ne sera personne ».  Il rejoint la branche secrète du Special Operations Executive (SEO), service mis en place par Churchill après la défaite de l’armée britannique à Dunkerque. La première partie du récit se centre sur les entraînements de la section de Pal dans un hameau de la région londonienne et surtout, les états d’âme des différents stagiaires. Ils apprennent à se battre, loin de leur famille et avec l’incertitude en seule perspective. Pour enjoliver le scénario, Pal tombe amoureux de la jolie Laura, une Anglaise qui fait tourner la tête de la troupe. 

L’action commence dans la seconde partie, alors que les stagiaires quittent ce statut et sont envoyés en mission à travers l’Europe. Pal ne peut révéler à son père où il se trouve et lui envoie des cartes postales s’inventant une existence fictive et paisible sur les rives du Léman. La solitude du père, qui dépérit sans Pal, le conduit à perdre pied avec la réalité. Accroché à l’espoir que son enfant lui revienne, il se lie d’amitié avec son ennemi. Le respect de l’allemand Kunzer envers le soldat qu’il doit tuer rappelle qu’il existe des hommes derrière les uniformes. 

L’histoire parle de courage, de sacrifice et de fraternité en temps de guerre. Il interroge sur l’héroïsme et la lâcheté : Pal abandonne son père pour ses idéaux de justice et de liberté, qu’aurions-nous fait à sa place ? 

Contrairement aux autres romans de Dicker, nous ne nous trouvons pas dans une enquête policière avec un meurtrier à mettre derrière les barreaux, mais un récit historique, pour lequel nous pouvons saluer le travail de recherche fait en amont.

Le Genevois aborde en pionnier la thématique du SEO dans un roman tout public. Les adeptes des thrillers où le lecteur est plongé dès le début dans le feu de l’action jugeront sans doute la première partie insuffisante en rebondissement. Sur la fin, le style du romancier se retrouve et notamment son habilité à construire des intrigues qui nous tiennent en alerte. La figure du père est suffisamment touchante pour occulter les quelques scènes un peu mièvres et la manière dont l’écrivain ne daigne pas à utiliser les poncifs.

Editions De Fallois, l’Age d’Homme, 2015. Edition actuelle Rosie & Wolfe.

Sa préférée – Sarah Jollien-Fardel

« Comme ma mère et ma soeur se ressemblaient physiquement, mais aussi par leurs réactions, avec le temps, j’ai pensé que, si je n’étais pas comme elles, je devais forcément être comme lui. Sinon, comment expliquer qu’il baissait les yeux lorsque je le fixais sans broncher, qu’il ne me frappait jamais autrement qu’en me tirant les cheveux. »

Le premier roman de l’auteure valaisanne, lauréat du Prix du roman Fnac 2022, est une histoire percutante, monologue oscillant entre la dureté et l’espoir, sur le thème de la violence intrafamiliale, l’héritage, l’identité et la place réservée à l’amour quand la haine a englué l’espace.

Jeanne grandit avec ses parents et sa soeur aînée dans une vallée valaisanne à l’écart du monde ; un univers rural, préservé, où les secrets de famille les plus brutaux ne sortent de l’antre du foyer que pour servir la cause des commères. Ainsi, tout le voisinage connait la violence du père qui s’acharne sur sa femme et ses filles à force de coups et d’humiliation. Personne ne bouge, pas même le médecin appelé au chevet de Jeanne pour réparer les dégâts d’une rage dont on ignore les fondements. 

Trois victimes, trois destins opposés : la mère qui se mure dans le silence et accepte son sort, l’aînée qui à ne pouvoir verbaliser sa souffrance en finit avec la vie, et Jeanne, qui fuit vers la ville, vers les études. Tente de se reconstruire avec la peur au ventre. On espère qu’elle parvienne à se libérer du passé mais les chances, malgré ses efforts, semblent compromises par la profondeur des plaies béantes. J’ai dévoré l’ouvrage d’une traite et certaines scènes d’une violence inattendue en dépit du thème défilent à présent dans mon esprit à la manière d’un film « pouvant heurter certaines sensibilités ».

Au-delà de la question brûlante de comment devenir adulte quand l’enfance est un enfer, l’histoire de Jeanne interroge  l’attachement à une terre, à un pays. L’héritage familial, surtout : ce père qu’elle hait, elle le retrouve en elle. Elle, la fille cadette, la moins touchée par sa violence, mais coupable de n’avoir pu sauver sa mère et sa soeur. Peut-on aimer en se haïssant soi-même ? La masculinité est associée à la force brutale, et la vie de couple qu’elle choisit, c’est entre filles.

En tant que Suissesse, le roman possède à mes yeux l’intérêt supplémentaire de questionner l’identité helvétique, cette identité plurielle, et le gouffre qui sépare les zones urbaines de la montagne. Le Valais de Jeanne est dépeint à la manière dont le considèrent ses habitants : un petit bout de pays à part, dont l’identité cantonale prime sur celle de l’Etat, bien que faussée par les touristes qui le colonisent ; une terre parfois hostile à laquelle on ne peut s’empêcher de revenir. Jeanne hésite. Se soigne à coup de brasse dans le lac Léman. Mais finit toujours par remonter là-haut.

Sabine Wespieser Editions, 2022.

Cellule dormante – Christian Lecomte

« Allez voir dans la bibliothèque du roumi, ça doit être écrit que c’est moi qui l’ai tué, c’est la preuve.

– Quelle bibliothèque ? elle a demandé.

– Sa bibliothèque de l’ADN.

Ensuite on ne s’est plus rien dit pendant longtemps.

Quand on est arrivé à la fin du silence, la docteure psychologue a raconté qu’on se reverrait souvent pour parler de tout ça. J’étais d’accord parce que ça me soulageait.. ça faisait moins lourd dans ma tête. »

Le roman de Christian Lecomte, journaliste au temps, aborde la question de la radicalisation par le biais d’un conte moderne mettant en scène le jeune Nassim, forcé à quitter sa cité de Seine-Saint-Denis et franchir « l’océan algérien » après l’agression d’un chrétien qui vire à l’homicide. Les motifs de son acte et les idées djihadistes du garçon ne sont abordés que brièvement -Nassim les comprend-t-il lui-même, si ce n’est qu’il souhaite venger l’honneur de sa soeur ? 

Dans ce récit acclamé du public adolescent – Prix littéraire des Romands 2021 -, l’auteur raconte à la première personne l’épopée qui suit la fuite de Nassim, nous plaçant dans cette dérangeante posture d’empathie envers le coupable. Coupable d’avoir tué, certes, mais victime des aléas de l’existence, au destin sans doute bien représentatif de celui des gosses de la deuxième France à qui on a lavé le cerveau à coup de versets coraniques ; pour, au final, les transformer en chaire à canon ? Le périple de Nassim nous emmène en Afrique du Nord où il s’occupe d’une ours aveugle prénommée Natacha au zoo d’Alger, puis sur les rivages du Léman, dans un établissement médico-social. Pour se terminer au Sud de la France, vers les Grottes préhistoriques d’Archignac. 

Sa narration de Nassim est celle d’un jeune à peine sortie de l’enfance, usant d’une prose mêlant l’indicible à la candeur, le drame à la poésie, l’humeur à l’horreur. 

« Au Djebel Koukou, je suis devenu un enfant terroriste et les moudjahidines m’ont appelé Tom Algéri parce que je lisais des Tom et Jerry. Ensuite j’ai été une cellule dormante et j’ai eu d’autres noms. »

Ce que je retiens du livre est une réflexion sur le libre-arbitre, rangé au fond du placard alors qu’on suit un protagoniste qui dès le moment où il perd le contrôle de sa vie en confiant son crime, confie son destin à qui voudra bien l’aider. Cela commence au premier paragraphe : « je voulais juste le bouler mais il est tombé raide mort ». Ensuite, les personnages qui croisent la route de Nassim grossissant le portrait d’un garçon ignorant bien pour qui il prêche : de sa grande soeur Samia victime du machisme ambiant des quartiers à un vieil homme juif rescapé de l’Holocauste, en passant par un ambassadeur genevois ou une jeune fille Rom handicapée, Nassim avance la tête dans le guidon, porté par l’instinct de survie.

Alors que la question du retour des combattants de l’EI déchire les débats politiques en Europe, on se demande : quel horizon offrir à ces coupables repentis ?

Editions Favre, 2021.

Parfum de térébenthine – Angélique Eggenschwiler

« Je reviens sur mes pas pour chiner dans le ventre d’une poubelle mes lendemains jetés aux fauves ; corrompus de deuil ils se consomment sur d’autres restes, tournés comme une brique de lait »

La jeune autrice connue du public fribourgeois avant tout pour ses chroniques à l’humour acerbe publiées dans le quotidien La Liberté délivre ici un premier roman à mi-chemin entre le recueil de nouvelles et la poésie en prose, fort de son talent pour dépeindre la réalité la plus crue par le biais d’un  langage tinté d’allégories ; « distillé comme une essence de térébenthine », comme l’énonce le résumé de l’éditeur.

Ce livre ne s’adresse pas aux adeptes de romans à suspense pleins de rebondissement mais touchera les amoureux du verbe, acceptant de se laisser porter par une écriture oscillant avec maîtrise entre sociologie du quotidien et énoncés surréalistes éloignés du sens littéral (« il avait des couilles et du verbe, des oiseaux plein les poches et des chevaux sur les doigts »). Angélique aborde dans ses quelque 170 pages des thématiques tantôt universelles -l’amour, la mort, le temps qui passe- que propre à notre époque -la condition de nos aînés en institution, les désordres alimentaires-, qu’elle narre à la manière d’un peintre impressionniste, par petites touches de couleur superposées sur une toile délicate : « deux anecdotes inédites sur le seuil d’une grande histoire ». Elle parle des problèmes du monde, elle parle surtout des gens. Ils s’appellent Franz, Garence, Camille et Philippe, ils existent en nous par quelques brefs paragraphes, courts mais percutants ; quelques émotions, quelques parties du corps. Et on s’imagine qu’on pourrait être eux.

Le livre, pour ma part, ne s’est pas lu d’une traite ; incapable de contenir mon envie d’interprétation des passages les moins explicites, je ne le classe pas dans les ouvrages permettant de s’évader ou mettre le cerveau sur pause. Car à travers les portraits de ces personnages maltraités par la vie, je voyais mon bureau, mon travail, ce lieu où je suis témoin des misères en direct. J’ai par ailleurs fermé le bouquin plutôt confortée dans ma vision pessimiste de la condition humaine. Mais surtout impressionnée par la maîtrise de la langue de la chroniqueuse, qui n’a que 23 ans au moment de la publication et démontre sans nulle doute un talent prometteur. Par chance on la retrouve chaque semaine dans La Lib’.

Editions de l’Hèbes, 2016.

Petite – Sarah Gysler

« Mon corps se fatigue à cogner contre tous les murs. Selon Goethe, « n’est juste que ce qui est fécond. » Je me demande si je ne suis pas en train de me perdre. Est-ce qu’un jour je trouverai ce qui m’anime? Est-ce que c’est bien judicieux d’écouter les formules d’un vieil allemand mort depuis deux siècles? »

J’ai acheté le livre par hasard, au rayon suisse d’une librairie locale. Je l’ai lu en une fois, puis racheté deux fois pour l’offrir à des proches, puis relu une fois. Un luxe que nous autorise la narration prenante et plutôt courte de l’auteure vaudoise. Voire dans mon cas, une nécessité, tant les propos révoltés de cette jeune fille lasse des conventions sociales m’ont pris au cœur. Je suis tombée amoureuse de « Petite ». Dans ce premier livre et par son récit de vie, Sarah se fait porte-parole de cette génération frileuse de s’intégrer dans un emploi stable et routinier si celui-ci a raison de nos rêves.

Née en région lausannoise d’une mère algérienne et d’un père « qui ne peut plus courir parce qu’il a trop travaillé », elle s’affirme dès l’enfance avec ses différences et sa révolte, qui lui vaudront une adolescence quelque peu malmenée -rupture familiale, harcèlement et l’abandon d’une formation pour la simple raison qu’elle n’y voit pas le sens. Les psys friands de diagnostic la déclarent « hypersensible » ; un qualificatif plus au moins anodin, qui se traduit pourtant par un profond mal-être face à une société consumériste et individualiste. Ce qui la sauve, c’est ce projet de partir à travers l’Europe sans un sous en poche. Elle compte sur son sens de la débrouille -aiguisé puisqu’elle a passé sa vie à s’adapter- et surtout la solidarité des autres pour atteindre le Cap-nord. A partir de là, elle se fera connaître sur les réseaux comme « l’aventurière fauchée » et étanchera sa soif de vivre par ses expériences autour du monde.

Il faut dire que j’adore les histoires de vie, et davantage lorsque les événements me font l’effet miroir ; Sarah déclare avoir lu quelque part que seules 8% de nos peurs sont fondées sur des éléments tangibles, les 92% restant résultant de nos croyances. Ces petites phrases lancées à gauche à droite, qu’on imprime inconsciemment dans un coin de la tête. Du genre « ne va pas là-bas toute seule, c’est dangereux pour les filles. » Le mieux, c’est d’y aller quand même, et de revenir avec des étoiles dans les yeux, riche de découvertes, mais surtout de la conviction que l’on appréhende tous la vie avec des barrières dans la tête pour finalement reconnaître qu’en général, les choses se passent mieux que dans nos scénarios catastrophes. Sarah pense à ces 8% lorsqu’elle décide de quitter la Suisse en stop et dans son cas, l’expérience lui donne raison. Grâce à la bienveillance du genre humain, peut-être aussi grâce à la chance, présente lorsqu’on sait la saisir.

Le texte de Sarah Gysler est un véritable hymne à la vie, un récit de vie à l’encontre de ceux qui, sur les réseaux, déclinent le bonheur à toutes les sauces pour s’en tenir à une face de l’Iceberg.

Edition les Equateurs, 2018.