La doublure – Mélissa Da Costa

La doublure – Mélissa Da Costa

« Ce qui m’interpelle d’abord, c’est la noirceur du tableau. Il est composé de couleurs sombres : noir profond, gris lourd, brun rougeâtre. Pas une lumière ne vient l’éclairer. Puis mon regard capte la scène. Le corps nu et maigre d’une jeune fille posé sur une roche, dans un décor sinistre. Le ciel rougeoyant est empli de fumée noire. La jeune fille semble offerte, même si le mot « sacrifiée » me vient d’abord. Autour d’elle rôde un cercle de créatures squelettiques, ni humaines, ni animales. »

Dans ce drame psychologique, Da Costa explore les affres et indécences des puissants de ce monde à travers les frasques d’Evie Perraud, employée au service d’un couple de milliardaires de la Côte d’Azur dont la femme, Clara, est artiste-peintre. Prétextant qu’elle déteste le feu des projecteurs, elle pervertie l’innocence d’Evie en faisant d’elle sa doublure, chargée de jouer son rôle lors des présentations publiques de son art. Le lecteur devine très vite des intentions malsaines derrière cette dangereuse mascarade. Les toiles de l’artiste inspirées du romantisme noir, représentant le plus cruel de la condition humaine, résonnent comme de sombres présages et contrastent avec le calme apparent du petit village de Saint-Paul de Vance dans lequel résident les nouveaux employeurs d’Evie. 

La doublure, anciennement employée de station service, malmenée par sa famille et son premier amour, croise Pierre Manan sur son yoat au bord du Vieux Port de Marseille alors qu’elle cherche à donner un nouveau tournant à sa vie étale. Abordée pour un simple travail d’assistante, elle découvre qu’elle a été engagée pour son physique similaire à celui de Clara Manan, de son nom d’artiste Calypso Montant, figure montante de l’art contemporain. Entraînée à s’approprier de son identité, comprendre la signification de ses toiles sombres et la doubler au bras de son mari Pierre, elle se délecte de cette chance de devenir quelqu’un d’autre. Le couple lui ouvre la porte de leur intimité, qui a tout à envier à ce monde d’opulence. Jusqu’à découvrir les secrets malsains poussant Clara à présenter son art sous un autre visage. Evie est alors happée dans ce monde qui à l’instar du romantisme noir fait la part belle à la drogue, au libertinage et aux jeux de domination ; les cartes se brouillent jusqu’à ne plus savoir qui manipule qui.

J’avais très vite refermé « Tout le bleu du ciel » de Mélissa Da Costa, littérature de développement personnel. Elle démontre avec « La Doublure » que ses talents de narratrice vont au-delà des jolis romans aux fins prévisibles, basculant dans un univers glauque ponctué de références artistiques et littéraires, de Goya au Marquis de Sade. Le trio « Evie – Pierre – Clara » est une allégorie de la légende biblique Eve – Adam – Lillith et le lecteur assiste à la dégringole d’Evie pressé de connaître le point le plus bas de la chute prévisible. Malgré certains passages longuets lorsque la narratrice s’étale sur ses ressentis, l’autrice aborde les thèmes de la condition féminine, de la dépendance et de la perversité des désirs enfouis dans une tirade de passé 500 pages, prenant ainsi le risque de changer d’audience. Peut-être un peu glauque -mais soft comparé au dernier roman de Mariana Enriquez. L’autrice a-t-elle souhaité prouver qu’elle pouvait écrire autre chose que des romans feelgood, jusqu’à forcer le trait vers l’autre bord ?

Albin-Michel, 2022.

Nuestra parte de noche – Mariana Enriquez

Nuestra parte de noche – Mariana Enriquez

« Lo circular del proceso me seducía. Era un cierre. Yo había visto al médium convocar la Oscuridad por primera vez, en la selva: yo lo había encontrado. Nos habíamos enamorado. Eso era inevitable. Le había dado un hijo en el mismo lugar donde él se había relevado ante mí. Finalmente, le ofrecía ese cuerpo para que siguiera vivo. La Oscuridad me había guiado de la mano en cada paso. Yo era la verdadera sacerdotisa. No esas tres viejas. Pero Juan jamás lo aceptaría. Era capaz de matarse y matarme. Y tenía razón. Yo aceptaba sus argumentos. Nunca darles un hijo para la Oscuridad, me repetía. No continuar la esclavitud. Me rebelé contra esa idea, frente al rió. No tenía por qué ser así. Gaspar ya era la sangre, Gaspar no era un esclavo. »

En 1981, dans l’Argentine dictatoriale bien méconnu des Européens, Juan Peterson et son fils Gaspar, six ans, traversent le pays en voiture suite au décès de la mère. Juan est malade du coeur. Chaque nuit, il s’endort sans savoir s’il va se réveiller. Gaspar possède à la fois la candeur naturelle caractérisant les enfants de son âge et la lucidité peu commune de ceux forcés à grandir vite. Jusqu’ici, tout est normal ; puis dans le couloir d’un hôtel peu fréquenté, une apparition. L’âme d’une femme décédée que Gaspar parvient à voir, à entendre, au grand désarroi de Juan qui souhaite préserver son fils du destin que lui-même a subi. 

Il y a des livres dans lesquels on plonge sans s’attendre à rien, ni même au genre du roman que l’on ouvre. Un peu étonnant pour un ouvrage de près de 700 pages en espagnol d’Argentine, emprunts de termes propres au parlé du pays qui ralentissent la lecture. Mais j’ai lu « fantastique, dictature » sur la quatrième de couverture, et surtout, les éloges de la critique pour ce quatrième roman de Marianna Enriquez dont je connaissais rien. Ainsi, me voilà prise dans un chef d’oeuvre, une histoire aux frontières du thriller, de la littérature d’horreur à la Stephen King -un genre que j’ai toujours boudé par crainte d’en faire des cauchemars- et du récit fantastique à la Borges, l’auteur lui-même étant cité maintes fois. 

Juan est médium, doté d’une faculté rare à communiquer avec l’au-delà, les morts, et surtout l’Obscurité, une force maléfique que les membres d’une secte appelée l’Ordre mobilisent pour servir leur soif de pouvoir et de richesse. A la clé, la recherche de l’immortalité à travers la préservation de la conscience. Satisfaire les caprices de l’Obscurité implique des rites cruels, des sacrifices humains et l’omniprésence du médium, à la fois tout-puissant et esclave de la folie des leaders de l’Ordre -allégorie de ces millionnaires sans scrupules, prêts à commettre l’impensable au service de leurs intérêts. Le don de Juan le soumet à une dégradation rapide de son enveloppe charnelle qui l’oblige à combiner médecine moderne et rituels ésotériques pour prolonger son espérance de vie. 

Le don d’Enriquez consiste exactement en cela : dépeindre une réalité brute et cruelle dans un univers fantastique métaphorique. Dans un cadre s’affranchissant des règles rationnelles de ce monde, ses personnages sont au contraire profondément humains, bercés par leurs contradictions. Le personnage de Juan, portant une grande partie du récit sur ses épaules, en est la parfaite représentation. A la fois vil, amer, accroché à son pouvoir comme un toxicomane craignant le manque malgré la dégénérescence physique de sa condition. En même temps, il prend d’énormes risques pour que son fils Gaspar, qu’il maltraite autant qu’il l’aime, échappe à l’asservissement inévitable que l’Ordre lui imposerait s’il découvrait ses dons. En fil rouge, sa relation avec Gaspar, qui n’a jamais peur avec son père, mais n’a peur que de lui. Et la mère, qui nous délivre son récit après sa mort, admet franchement ses doutes quant à la possibilité de sacrifier son  propre enfant au service de la cause. 

La structure de l’ouvrage atteste du talent de nouvelliste de l’autrice, qui multiplie points de vue et intervenants dans une fresque de l’Argentine contemporaine, de la dictature à l’épidémie de SIDA des années 90. Le lecteur voyage en équilibriste sur un fil où la chute probable vers le paranormal ou la psychose humaine entretient un suspense sans pareil. Rajoutez des interprétations à vous tenir éveillés la nuit et vous trouverez une difficulté énorme à refermer le livre pour dormir, excepté lors de certaines scènes où l’horreur poussée à son paroxysme dégoûte les âmes sensibles.

Pour terminer cet éloge, la citation en préface :

« Creo que perdemos la inmortalidad porque la resistencia a la muerte no ha evolucionado; sus perfeccionamientos insisten en la primera idea, rudimentaria: retener vivo todo el cuerpo. Solo habría que buscar la conservación de lo que interesa a la conciencia. »

ADOLFO BIOY CASARES, La invención de Morel

Editorial Anagrama, 2019.

Traduction : NOTRE PART DE NUIT, Editions du Sous-Sol, 2021.

Une bête au paradis – Cécile Coulon

Une bête au paradis – Cécile Coulon

Il n’avait pas pu, ce n’était pas que son corps refuse de la besogne, au contraire, mais Alexandre n’était pas un garçon de grange, d’oeufs, de de cornes, Alexandre n’était pas un garçon de marécage, de lisier, de grenouilles, Alexandre était un homme impatient dont les rêves dévorants dépassaient les contours du Paradis, et l’amour qu’il portait à Blanche, son amour d’adolescent, vif, éblouissant, ne suffisait pas à l’immobiliser en ces terres, près de ses pauvres parents, de leur maison étroite, près de la vieillesse d’Emilienne et du regard noir de Louis, près de la mélancolie quotidienne de Gabriel qu’il évitait à tout prix, craignant d’être contaminé par elle.

Dans un petit hameau paysan où le temps semble s’être arrêté, Emilienne élève seule ses deux petits-enfants, Blanche et Gabriel, qui ont perdu leurs parents dans un tragique accident. Elle loge également Louis, employé agricole et battu par son père, qui en grandissant n’est pas insensible au charme de Blanche. Tout ce petit monde oeuvre à faire tourner la ferme du Paradis ; le travail est ingrat parfois, le rendement maigre. Blanche n’a connu que cela, pourtant. Nourrir les porcs, mettre les mains dans la terre, écouter les conseils d’une grand-mère à la fois dure et affectueuse qui se bat au mieux contre le temps qui passe. L’arrivée d’Alexandre dans la vie de Blanche enfermera les protagonistes de cette existence étale dans une sorte de pièce de théâtre pleine de rebondissements où le tragique se laisse deviner, jamais loin, sur le seuil de la porte de la ferme.

 

L’autrice française à présent trentenaire a publié son premier roman à l’âge de 16 ans. Une bête au paradis est sa dernière publication en date, sorti en 2019 et honoré par le prix Littéraire du Monde. J’ai découvert Coulon dans un podcast… sur la course à pied, où elle étaye sur la manière dont les heures de running contribue à son inspiration littéraire. Une bête au paradis happera dès les premières pages les amoureux des histoires revisitant les grands thèmes universels -l’amour, la mort, la trahison et la vengeance- dans un décor a priori ordinaire.

« Au centre de la cour, un arbre centenaire, aux branches assez hautes pour y pendre un homme ou un pneu, arrose de son ombre le sol, si bien qu’en automne, lorsque Blanche sort de la maison pour faire le tour du domaine, la quantité de feuilles mortes et la profondeur du rouge qui les habille lui donnent l’impression d’avancer sur une terre qui aurait saigné toute la nuit. »

Le style de l’autrice est emprunt de symbolisme, de descriptions aux références noires, prémonitoires, tenant le lecteur en alerte. La violence inexorable des fermiers envers les bêtes, l’omniprésence du sang, la dépression de Blanche qui se mure dans sa chambre et avale les mouches : autant d’éléments brouillant les frontières entre l’humain et l’animal, transformant la petite ferme en décor d’une tragédie grecque. Blanche, malgré son amour vif, éperdu, envers Alexandre, ne peut considérer son existence loin de la terre, loin du Paradis. Un paradis qui avec le vieillissement des personnages, la dégradation de la situation paysanne face à l’ultra-modernité, la tristesse et la trahison, se mut en une sorte d’Enfer.

Le livre est un témoignage de la folie des hommes, de la dichotomie entre ville et campagne ; de la manière dont les douleurs à répétition nous poussent au pire. C’est un conte qui se lit vite, par impatience d’en connaitre la finalité. Qui peut faire pleurer et frissonner à la fois.

2019, Ed. Iconoclastes

2084, La fin du monde – Boualem Sansal

2084, La fin du monde – Boualem Sansal

« Ce que son esprit rejetait n’était pas tant la religion que l’écrasement de l’homme par la religion. Il ne se souvenait plus par quel cheminement d’idées il s’était convaincu que l’homme n’existait et de se découvrait que dans la révolte et par la révolte et que celle-ci n’était vraie que si elle se tournait en premier contre la religion et ses troupes. Peut-être même avait-il pensé que la vérité, divine ou humaine, sacrée ou profane, n’était pas la véritable obsession de l’homme mais que son rêve, trop grand pour qu’il l’appréhendât dans toute sa folie, était d’inventer l’humanité et de l’habiter comme le souverain habite son palais. »

Dernière découverte littéraire : cette dystopie glaçante publiée l’année de Charlie Hebdo, dont le titre évoque l’oeuvre culte de George Orwell, imaginant un monde dont l’histoire commence en 2084, parce que « pour les générations de Nouvelle Ere, les dates, le calendrier, l’Histoire n’avaient pas d’importance, pas plus que l’emprunte du vent dans le ciel, le présent est éternel, aujourd’hui est toujours là, le temps en entier tient dans la main de Yölah, il sait les choses, il décide de leur signification et instruit qui il veut ». Dans l’état d’Abistan, nom tiré du prophète Abi, délégué de Yölah sur terre, l’Ennemi n’existe plus, les confins de l’Empire demeurent inconnus, le pèlerinage est l’unique motif de voyage et l’Appareil vérifie l’application de la Pensée Unique dans les moindres recoins. Au milieu des fidèles, le protagoniste Ati quitte un sanatorium et lors de son voyage de retour à la capitale, une brèche s’ouvre dans son esprit. Il a le malheur de penser.

Boualem Sansal, né en 1949 en Algérie, est connu pour ses écrits contestataires, critiques envers le pouvoir et censurés dans son propre pays. Il signe ici un texte percutant, pamphlet allégorique contre la radicalisation, prenant des airs de thriller alors qu’Ati part risquer sa peau en quête d’une vérité invisible. Le récit est divisé en plusieurs livres introduit de manière biblique (« dans lequel de nouveaux signes apparaissent dans le ciel de l’Abistan »). Le lecteur est pris par la main au milieu de cette noirceur, guettant en alerte la moindre lueur qui tarde à se manifester. 

Le personnage d’Ati, avant d’être personnage, n’est selon moi que la personnification de l’horreur dans un système où la pensée unique détruit. Nous retrouvons tous les éléments littéraires de la dystopie : un futur proche mais réinventé, l’humanité en dérive, des événements tragiques précédemment survenus qui ont bouleversé le cours des choses et des traces de l’ancien monde soigneusement dissimulées pour oublier que tout n’a pas toujours été ainsi. L’abilang, langue officielle d’Abistan, perd en substance au point qu’elle n’est réduite qu’à des palabres monosyllabiques ou très courtes ; l’homme ne parle plus, ne s’exprime qu’avec des cris, des râles. Il se définit par des prénoms à trois lettres, car la diversité d’une langue est aussi la diversité de la pensée. 

L’oeuvre de Sansal est une réflexion plutôt qu’un divertissement ; elle ne fait pas écho qu’à la radicalisation religieuse, mais à toute force de totalitarisme. A chaque chapitre, nous découvrons le monde tel qu’il aurait pu être si les dictatures s’étaient imposées partout ; tel qu’il doit être dans certains états où les personnes ne pensent plus. Ce livre est un plat qui se savoure à petite dose, un chapitre après l’autre, afin de prendre du recul face à un désespoir qui n’en démord pas.

Je termine cette chronique par la préface : « la religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité. »

Editions Gallimard, 2015.

Le Grand Monde – Pierre Lemaître

« Au fil des années, la procession familiale qui empruntait l’avenue des Français avait connu bien des variantes, mais jamais encore elle n’avait pris l’allure d’un cortège funèbre. Au détail près qu’elle était bien vivante, il semblait, cette année, qu’on emmenait Mme Pelletier à sa dernière demeure. Son mari, lui, comme à son habitude, marchait en tête d’un pas d’autant plus solennel que son épouse se traînait loin derrière et ne cessait de s’arrêter pour adresser à son fils Etienne le regard d’une agonisante qui supplie qu’on l’achète. Derrière eux, Jean dit Bouboule, en digne aîné, avançait d’un pas raide, sa petite épouse Geneviève trottinant à son bras. François fermait la marche en compagnie d’Hélène. A l’avant du cortège, M. Pelletier saluait en souriant les marchands ambulants de pastèques et de concombres, adressait un signe de la main aux cireurs de chaussures, on aurait juré un homme marchant vers son couronnement, ce qui n’était pas loin de la réalité. »

Beyrouth, 1948. La France encore coloniale se remet de ses traumatismes ; l’économie, entre tickets de rationnement et marché noir, se prépare sans le savoir aux années les plus glorieuses de l’histoire du capitalisme. C’est dans ce décor oublié des livres d’histoire que l’auteur français commence le premier volet de cette tétralogie mêlant habilement les genres par le biais d’une plume acerbe et vive, séduisant les adeptes du rocambolesque et des scènes d’action.

Au coeur du récit, la famille Pelletier, qui ont fait fortune au Liban à la tête d’une savonnerie dont le fils aîné Jean sera sommé d’en prendre les commandes. Marié à une mégère soulignant sa médiocrité pour les affaires, il semble habité par une force maléfique le conduisant à commettre l’indicible. Derrière Jean, trois autres enfants : il y a François, qui ment à ses parents sur ses rêves de devenir enseignant pour intégrer la rédaction d’un célèbre journal parisien ; Etienne, dont l’amour pour un soldat belge le conduit jusqu’à Saigon, en pleine guerre d’Indochine ; et Hélène, la petite dernière, qui aspire à quitter le joug parental pour rejoindre ses frères. Les prénoms des premiers fils font allusion à François-Jean Armerin, journaliste et correspondant de guerre français mort en 1950, dont certaines lignes de l’histoire de vie ont partiellement inspiré l’auteur pour cette histoire.

Le début du récit peut déstabiliser les non-connaisseurs du style de Lemaître tant il mixe -habillement, il faut le dire- les genres ; à la croisée entre la saga familiale, le roman historique ou le polar, nous avançons sans repères dans cette fresque où les personnages, aux traits grossis par une écriture faisant la part belle au sarcasme, avancent chacun dans leur couloir sur plusieurs continents. Le manque de connaissance de cette période de l’histoire de France assimilée, souvent à tort, à un entre-deux sans relief entre la Libération et la Guerre d’Algérie, accentue le déséquilibre. Il m’a fallu réviser les bases de la guerre d’Indochine et du scandale des piastres  pour entrer dans l’histoire et bingo, à la page 155, un meurtrier sans scrupule entre en scène. Alors le suspense démarre ; la « vraie » lecture, celle qui nous prend, nous emmène, nous fait sortir de l’espace-temps ordinaire, peut commencer. 

« Le Grand Monde » est un roman destiné à ceux qui « n’aiment pas les livres où il ne se passe rien ». Mais également une preuve que le divertissement ne tue pas toujours la littérature. Et une chance, en prime, de rattraper nos lacunes sur l’histoire de France.

Ed. Calmann-Lévy, 2022.

Crónica de una muerte anunciada – Gabriel García Márquez

Crónica de una muerte anunciada – Gabriel García Márquez

« El día en que lo iban a matar, Santiago Nasar se levantó a las 5.30 de la mañana para esperar el buque en que llegaba el obispo. Había soñado que atravesaba un bosque de higuerones donde caía una llovizna tierne, y por un instante fue feliz en el sueño, pero al despertar se sintió por completo salpicado de cagada de pájaros. « Siempre soñaba con árboles », me dijo Plácida Linero, su madre, evocando ventisiete años de los pormenores de aquel lunes ingrato. »

En voyage en Colombie il y a peu, je me suis rendue au centre culturel Gabriel García Márquez de Bogotá qui est au final une libraire géante, et il fallait repartir par principe avec un livre de l’auteur. J’avais transpiré face à « L’amour au temps du choléra » et « Cents ans de solitude », deux pavés érigés en classique dès leur parution. J’ai donc choisi, pour poursuivre, « Chronique d’une mort annoncée », court mais efficace, parfaitement représentatif de l’oeuvre de l’auteur et son art de transposer le réel dans un métavers avant-gardiste où sa prose seule nous conduit hors du temps.

L’auteur colombien et prix Nobel de Littérature délivre ici un roman journalistique -sa profession initiale- basé sur le meurtre d’un homme fortuné d’un petit village d’Amérique du Sud du XIXème siècle. L’honneur, la force des traditions et la religion régissent les lois de ce coin du monde et lorsque la belle Angela Vicario est rendue à sa famille après sa nuit de noce avec Bayardo San Román qui découvre, effaré, qu’elle n’est plus vierge, les frères Vicario assassinent l’auteur présumé du déshonneur, Santiago Nasar.

Le Colombien déploie une chronique des faits retranscrits par un témoin du village, proche de la famille certes mais aucunement impliqué de façon active dans l’enquête et ses mystères. Les frères Vicario annoncent clairement leur intention de tuer Nasar et dans un espace restreint où les rumeurs circulent plus vite que les véhicules de ce temps, la victime aurait pu bénéficier de tas de portes de sortie, qu’il n’utilise pourtant jamais -preuve de son innocence ? La véritable coupable n’est-elle pas finalement la fiancée qui, en le désignant comme voleur de sa virginité perdue, le condamne à mort ?

Le roman peut être considéré comme un « anti-polar », d’abord de par sa manière de traiter l’affaire en racontant le meurtre de manière rétrospective -le lecteur sait dès le premier paragraphe qui va tuer qui et pourquoi. Ensuite par le fait que le véritable coupable du déshonneur n’est jamais connu, alors que l’histoire confirme froidement que l’interpellé tué par les deux frères n’y serait en réalité pour rien. 

Les faits sont reportés par un narrateur compilant dans son récit les dires et témoignages des personnages de sa connaissance qui content leur propre version des faits, parfois contradictoires. Par ailleurs, certaines scènes frôlent la parodie lorsque les personnages qui tentent de contrer la tragédie sont arrêtés dans leur élan par des imprévus insolites. Les jumeaux Vicario préparent leur crime d’honneur avec l’insolente certitude qu’ils sont dans leur droit de récrier justice pour leur soeur et s’en vont à la boucherie du village aiguisés les couteaux préparés pour servir au meurtre. Nous voyons que l’auteur confirme une fois de plus son usage parfaitement maîtrisé du réalisme magique dans des scènes presque burlesques où l’étrange fait partie du quotidien de cet univers coupé du monde. 

Comme dans ses habitudes, García Márquez étale son récit sur plusieurs décennies après l’événement clé et le lecteur a la surprise de voir le couple séparé brutalement après leur nuit de noce désastreuse tenter de recoller les morceaux dans un dénouement qui fait penser à « L’amour au temps du choléra », de par la volonté des personnages de rester en lien à travers des courriers sans réponse pour finalement se remettre ensemble. 

Un texte idéal pour aborder l’oeuvre de l’auteur par un récit moins chronophage que ses grands romans mais qui a grandement contribué à sa renommée internationale. 

Editions Random House, 2014. 1a edición, 1981. Version française : Le Livre de Poche.