Sur le pont – Charlotte Frossard

Sur le pont – Charlotte Frossard

 

« – Ta mère aimerait pleurer ses morts ici. Mais elle ne peut pas.

– Est-ce que tu es fâchée qu’une partie de la famille soit partie ?

– Non. Pour se battre, il faut des gens qui restent et des gens qui partent.

Le silence ponctue l’échange.

– Oui, mais tu sais, Joana, je me souviens aussi quand j’étais petite. On voulait parler portugais mias il y avait toujours un moment où vous arrêtiez d’essayer de nous comprendre. Vous partiez tous ensemble à la plage sans me prendre avec vous. Et moi je restais, avec la bonne et ta grand-mère, à regarder la télévision portugaise, mais je ne comprenais que les images. Ce que je veux dire… c’est que…. vous non plus, vous n’avez pas essayé de nous faire de la place. »

 

Ce roman récupéré sur une étagère avant de sortir furtivement du dernier Salon du Livre de Genève est une nouvelle immersion dans la thématique de l’émigration et de la manière de se construire loin de ses racines. La protagoniste Louise, employée dans une grande chaîne de télévision suisse, a été élevée à la Chaux-de-Fond par une mère d’origine portugaise. Ses grands-parents ont quitté la dictature de Salazar dans les années 1960, opposés au régime et sa politique de terreur dans les colonies. 

Louise reste à distance de la culture lusitanienne mais semble cultiver un sentiment de non accomplissement. L’homme qu’elle aime ne lui appartient pas ; depuis des années, elle travaille consciencieusement en tant que sous-fifre d’une cheffe ambivalente, prétendument son amie, en réalité contrôlante et manipulatrice, lui faisait miroiter un poste de journaliste jamais obtenu. Lorsqu’elle entend parler d’un concours de reportage sur le thème des dictatures du XXème siècle avec, à la clé, une porte d’entrée vers le métier, elle quitte son quotidien et s’en va revisiter ses racines. 

D’abord à la Chaux-de-Fond, auprès de sa grand-mère, qui dévide les souvenirs de son enfance : les visites au père dans une prison d’état, le mariage, la décision de partir et la perte d’un enfant ; puis l’installation en Suisse, dans la cité horlogère, choisie pour s’éloigner du lac -cette reproduction si décevante de l’Océan qu’il amplifie la tristesse de l’exode. 

Le roman teinté de faits autobiographiques délivre un regard nouveau sur la diaspora portugaise que l’on côtoie quotidiennement en Suisse romande, sans crier gare. Les noms de famille lusophones enrubannés d’un accent chantant font partie de notre paysage. On les imagine venir d’un petit village pauvre, au bord de l’océan ; on les imagine peinant à joindre les deux bouts, convoiter un permis B, travailler jusqu’à pas d’heures, investir le salaire dans la pierre, rentrer pour la retraite. Ou pas, si leurs enfants décident de rester, se marier, faire des enfants ici qui n’auront de portugais que le patronyme.

Dans la famille de la protagoniste et par extension, de l’autrice et journaliste genevoise Charlotte Frossard, l’histoire est un peu différente. L’arrière-grand-père de Louise, militaire de carrière, a combattu dans les tranchées de la guerre de 14 et de par sa fonction, était tenu de prêter allégeance à la politique d’Antonio de Oliveira Salazar lorsque celui-ci accède au pouvoir dans les années 30. Cette position particulière ainsi que son métissage renforce son sentiment de non-appartenance, ainsi que celui de sa mère, née en Suisse, désireuse de retrouver chaque été son pays d’origine mais toujours d’humeur triste lorsqu’elle y est. La famille ne fréquente pas les Centres culturels et la journaliste en devenir ne parle pas la langue. Au fil de son voyage, nous la voyons s’approprier cette part d’identité qui lui manque, alors qu’elle parcourt ce bout de terre, un carnet de notes à la main, de Porto jusqu’en Algarve. 

Nous constatons dans l’intention de l’autrice une volonté de rappeler cette facette peu connue du pays qui, de nos jours, s’est transformé en destination touristique par excellence. Des dictatures érigées dans les années 30, nous retenons Hitler, Mussolini, Franco à la rigueur, tristement célèbres pour leurs guerres sanglantes. Le dictateur portugais a versé le sang surtout dans ses colonies et dans les couloirs secrets des prisons d’Etat, que la famille de Louise a connu.

« – (…) Et en plus, ce concours, c’est très difficile. Tu pensais faire sur quoi ?

– La dictature au Portugal, murmurai-je.

– La dictature au Portugal ? s’étonna-t-elle en riant. Tu dois confondre, ma Louise.

– Non, je t’assure, il y a eu une dictature au Portugal, jusque dans les années septante, balbutia-je à grand peine.

– Tellement insignifiante que personne n’est au courant. »

Au fil de ce récit non linéaire mélangeant l’enquête présente de Louise à son passé d’auxiliaire journaliste, j’ai appris que les méfaits de la dictature portugaise se constatent avant tout dans les colonies africaines et que les actes de Salazar, l’un des derniers dictateurs à perdre son influence coloniale, ont été peu condamnés par les puissances internationales qui craignaient, durant la Guerre froide, de se mettre à dos un Etat disposant d’un accès privilégié à la mer. La situation actuelle en Ukraine permet de confirmer que la guerre et les massacres nous concernent de plus près lorsqu’ils se passent sur le sol européen. Des dégâts trop lointains, des survivants souhaitant oublier, une précarité financière détournant les citoyens des affaires politiques… Tant de raisons pour lesquelles, peut-être, les années dictatoriales ont été laissées dans l’oubli, et retrouvent un peu de visibilité à travers la belle plume de l’autrice.

L’excellente émission radiophonique de la RTS a dès lors consacré un volet de cinq épisode à la dictature portugaise. Le dernier volet est consacré à l’histoire de « Sur le pont » : lien ici

Pour résumer, ce livre est un pont entre deux cultures, et par sa thématique très actuelle, permet de construire des ponts. Je recommande cette lecture.

Editions Encre Fraîche, 2022.

Mais qui a tué Marc Voltenauer ? – Xavier Michel

 » Qui a tué Marc Volentauer ? Nicolas Feuz, qui a interrompu brièvement ses dédicaces pour aller boire un café au soleil, pense avoir eu une hallucination. C’est pourtant bien ce qu’il a parvenu à lire furtivement en passant devant l’espace où dédicace Marie-Christine Horn. Le manuscrit vient tout juste d’être déposé sur la table par son éditeur, et avant qu’elle ait eu le temps de l’attraper et de le glisser dans son sac Nicolas en a lu le titre et a pâli. Sa mâchoire inférieure, comme dans un Tex Avery, s’est décrochée sous l’effet de la surprise qui l’a stoppé net dans son élan au beau milieu de la tente, à cinq ou six mètres de moi. La romancière n’y a pas prêté attention, tout comme la très grande majorité de l’assemblée qui papillonne de livre en livre. S’il était rentré de sa pause une minute avant ou une minute après, cette histoire eût été différente. « 

Evénement clé du monde littéraire romand, le Livre sur les quais de Morges réunit chaque année nombre d’auteurs à succès présentant leurs oeuvres au grand public. C’est dans ce contexte que Xavier Michel, lui-même présent à l’édition 2019, assassine le maître incontesté du polar du terroir (avec son accord, cela est spécifié en dernière page), délivrant ainsi un récit de genre tout à fait inédit (pour moi), le thriller… parodique.

Le narrateur de cette intrigue policière à prendre au cinquième degré est donc l’auteur même, qui suit discrètement les aventures de l’inspecteur de police Philibert Ramuz alors qu’il enquête sur le meurtre de Marc Voltenauer, retrouvé assassiné dans le Léman lors du week-end du Livre sur les quais. La page d’un manuscrit non identifié a été enfoncée dans la trachée de la victime.

Vaudois de la Côte un peu bedonnant, l’inspecteur Ramuz se targue d’être l’arrière-petit-neveu du célèbre auteur éponyme de « La Grande Peur dans la Montagne ». Ainsi, accompagnée de sa collègue Greta Palud, il recherche « qui a tué Marc Voltenauer? » -référence au titre de l’auteur en question « Mais qui a tué Heidi? ». L’interrogatoire des grands auteurs présent à l’événement de Morges est par ailleurs l’occasion pour cet amoureux des livres d’obtenir des dédicaces personnalisées de la part de ses prévenus.

L’enquête se déroule, en accéléré, sur un week-end, alors que l’événement du Livre sur les quais se poursuit en dépit des circonstances tragiques. Nombre d’écrivains cotés de la littérature romande et francophone apparaissent parmi les protagonistes de cette parodie, notamment le procureur Nicolas Feuz et Marie-Christine Horn, chacun-e auteurs de l’ombre d’un manuscrit en cours de parution s’intitulant justement « Mais qui a tué Marc Voltenauer? », dont les faits relatés s’apparentent étrangement aux circonstances exactes de ce meurtre. Nous apprenons également, au fil du texte, que le célèbre auteur de polars vient de rompre son contrat avec sa maison d’édition mère, alors qu’il s’apprête à encaisser un joli pactole pour les droits cinématographiques de l’un de ses livres. Il s’avère également que l’auteur n’écrirait lui-même pas plus du quart de ses romans, utilisant un nègre en la présence de Guillaume Rihs. Celui-ci travaillerait d’ailleurs également pour le compte de Nicolas Feuz… 

Au niveau du contenu et de l’histoire, la plume de l’auteur est fraîche, sans fioriture, et pleine d’humour. Je n’ai pas trop à dire niveau interprétation, parce que je dois admettre que les 160 pages ont été parcourues sans grand enthousiaste au niveau de l’intrigue. Bon, d’abord parce que je ne suis pas une férue de polars, même si les aventures de l’inspecteur Auer créées par la victime du présent titre m’ont tenues en alerte à chaque nouvelle publication -une sorte d’exception qui confirme la règle. Deuxièmement, car le genre parodique ne fait pas l’unanimité dans ma bibliothèque. J’avoue : j’assimile le deuxième, troisième voire cinquième degré davantage aux médias audiovisuels. Et je suis la première à défendre qu’on peut rire de tout -quoi que peut-être pas avec tout le monde. Toutefois, je ne peux pas m’empêcher de considérer la littérature comme le genre de prédilection pour aborder les grandes thématiques universelles de manière la plus sérieuse qu’il soit, et par conséquent j’aime les livres qui font frissonner, pleurer, réfléchir pour la énième fois sur le sens de la vie. En bref, je ne suis pas entrée dans le délire de l’auteur. 

Toutefois…. nous ne pouvons que saluer l’idée originale de Xavier Michel qui rend ici un hommage inédit à la littérature romande! Qu’il s’agisse des auteurs, des éditeurs ou des événements, le bouquin est à recommander à toute personne cherchant un bon divertissement permettant d’élargir leur culture littéraire suisse. J’ai d’ailleurs longtemps négligé les auteurs de mon petit coin de pays (ce blog est-il un moment d’y remédier?), et une part de moi est toujours surprise de constater à quel point notre terroir dispose d’une production littéraire florissante lorsque l’on prend le temps de s’y intéresser, même si nos voisins français et leurs maisons d’éditions fonctionnant comme des machines à best-seller nous font constamment de l’ombre. D’autant qu’il faut le dire ; nous autres romans sommes enclavés dans un Etat fédéral bougrement plus généreux lorsqu’il s’agit de sauver Crédit suisse que la Culture.

Alors, grâce à ce livre, j’ai déjà bloqué la prochaine date de l’édition du Livre sur les quais et j’espère y trouver Voltenauer toujours en vie, pour qu’il me dédicace son prochain bouquin.

Editions Slatkine, 2022.

L’oeil de l’espadon – Arthur Brügger

L’oeil de l’espadon – Arthur Brügger

« C’est la semaine de l’espadon. On a reçu deux énormes espadons et les clients peuvent pas s’empêcher de s’arrêter devant pour dire « oh comme ils sont jolis », « oh comme ils sont gros », « oh comme c’est dégoûtant », et nous on dit « oui oui » en hochant la tête. On répète à tout le monde que oui, ils viennent bien d’Italie. C’est marqué sur l’écriteau, mais les clients pensent qu’on en sait plus que l’écriteau, ou que peut-être l’écriteau ment. Couper des tranches d’espadon c’est pas vraiment évident à cause de l’os au centre, la colonne vertébrale qu’il faut briser avec le gros couteau qui ressemble à une scie. »

« L’oeil de l’espadon » est le premier roman du vaudois Arthur Brügger, diplômé de l’Institut littéraire suisse et récompensé par le Prix Bibliomedia en 2016. A mi-chemin entre le conte et le roman de société, il donne la parole à Charlie, apprenti-poissonnier, dans le décor d’un hypermarché.

Charlie est orphelin, timide avec les filles, toujours gentil mais effacé. Sa vie sociale et son travail ne forment qu’un : il évoque les horaires à rallonge de ces travailleurs de l’ombre que chacun croise derrière un gros caddie à commission sans s’interroger sur leur quotidien ; leur pause-café, obligatoire mais décomptée ; leur colère en entendant les chefs rappeler de travailler avec le coeur pour un salaire bas et une absence de considération ; leur agacement fasse à la pression du chiffre d’affaire ; les exigences d’obséquiosité envers une clientèle tantôt impatience et hostile, tantôt avide de contacts humains, qui racontent leur vie au petit poissonnier du Grand Magasin.

La vie sous les néons, au milieu des denrées alimentaires, est déployée devant nos yeux de lecteur à l’image d’un microcosme, régit par des règles qui lui sont propres et en même temps miroir de notre société.

Le livre aborde les thématiques de la solitude, de l’écologie à travers la dénonciation du gaspillage alimentaire, du statut des travailleurs pauvres. Le tout est conté avec une grande candeur par un narrateur à peine adulte, dont la propose cultive un côté enfantin.

« En tout cas les paquets on les emballe toujours la veille mais on met l’étiquette le lendemain comme ça la date sur l’étiquette elle est reportée d’un jour et le client il l’achète parce qu’il pense que ça dure plus longtemps. C’est pas de l’arnaque parce qu’en vrai la nourriture est mangeable plusieurs jours. C’est juste que le client il va toujours préférer le paquet où la date c’est le lendemain. »

Charlie parle avec humanité des poissons qu’il découpe et évide avant de les servir aux clients. Sa prose emprunte de poésie est la force de ce roman. J’y ai retrouvé le style narratif des livres du « Petit Nicolas » de mon enfance. Le protagoniste apprend toutefois, au fil du récit, à s’affirmer en tant qu’adulte, avec en suspens la question de savoir s’il va finir par se soustraire au système ou en adopter les codes et, en tant qu’employé modèle, gravir les échelons.

En effet, les personnages sont représentés avec leurs faiblesses et leurs contradictions, comme Emile, artiste embauché au sous-sol du supermarché, là où terminent les invendus dont on ne peut profiter en tant qu’employé. Emile est la figure de l’universitaire engagé, embauché dans l’idée de délivrer un reportage photo sur le gaspillage alimentaire ; il se heurte au personnage de Charlie, cette classe sociale moins encline à mener des actes citoyens car trop occupée à survivre au travail. Avoir des convictions, est-ce l’apanage de la bourgeoisie ?


Le récit est donc original, émouvant, et très éloigné des poncifs auxquelles il serait facile de céder en tant qu’auteur. Pas d’histoire d’amour avec la jolie Natacha dont il rêve secrètement ; pas d’acte d’héroïsme téméraire, juste la vie. A recommander à tout ceux qui aiment les livres mettant de la poésie dans l’ordinaire.

Editions Zoé Poche, 2015.

La Fabrique du corps humain – Jérémie André

 » Et lui-même, que faisait-il, sinon suivre les pas que d’autres avaient tracés pour lui ? Un chemin qui pouvait le mener vers une carrière réussie, de la considération et un éventuel poste de professeur. Mais cette vie sans aspérité, prémâchée, n’était que celle qu’il empruntait à l’histoire de la famille. 

Au-dessus de lui, dans les étages de l’hôpital, les minutes et les heures pesaient dans la mécanique corporelle : des cœurs fatiguaient, des poumons s’essoufflaient. Un jour, il se trouverait lui aussi dans un lit d’hôpital, avec une première alterte, un cancer peut-être, une maladie dégénérative, un accident vasculaire cérébral. S’il avait de la chance, il finirait par s’endormir de cette belle mort qu’on appelle vieillesse. « 

 

Le premier roman de l’écrivain vaudois Jérémie André, médecin de profession, a pour décor le célèbre quartier lausannois du Flon. Dans ce roman au croisement entre la sociologie et la science, la belle plume de l’auteur navigue entre littérature et essai scientifique, proposant une réflexion sur la place du corps dans nos sociétés ultramodernes, la relation entre l’homme et le travail, le libre-arbitre face au déterminisme.

Le texte met en scène trois personnages aux destins différents qui se retrouvent dans l’enseigne d’une célèbre chaîne de restauration rapide. Il y a Anna, ancienne étudiante, qui est devenue première équipière et formatrice dans les cuisines du restaurant. Puis son ancien compagnon Dominique, interne en médecine, fils d’une famille influente de la ville. Et finalement Jean-Pierre, le descendant d’immigrés, obsédé à l’idée de transformer son destin en succes story des temps modernes jusqu’à changer de nom pour gagner en crédibilité. Les trois personnages se croisent, se frôlent, se souviennent et s’interrogent sur l’essence de l’existence. Une essence qui se décline, pour le jeune médecin, à travers le corps et ses manifestes, comme pour l’auteur dont l’étude des corps est le métier.

Sommes-nous corps avant d’être esprit ? Le psychiatre défend bien sûr l’idée d’une vision bio-psycho-sociale de la médecine et par extension de la vie. La prose de Jérémie André exprime et expose le détail des émotions des personnages à travers les mécanismes et douleurs physiques. Il y évoque l’impuissance, les dégâts de la nicotine et de la malbouffe sur l’organisme, les maladies professionnelles ; pendant que Dominique dissèque des cadavres pour apprendre son métier, Jean-Pierre soigne ses douleurs dorsales avec une psychothérapie et Anna poursuit dans sa profession en fermant les yeux sur les maux d’usure des travailleurs de l’ombre.

Le roman est également une réflexion sur le libéralisme et les nouvelles formes de management mettant une pression d’autant plus vicieuse qu’elle est subtile sur les travailleurs précaires. Nous retrouvons plusieurs modèles-types du rapport qu’entretient l’homme contemporain avec le travail: l’emploi comme vecteur d’ascension sociale qui, si elle n’est pas atteinte, devient destructeur ; l’emploi comme facteur d’avilissement ou de maladie ; finalement, l’emploi comme vocation pour aider les autres. Jean-Pierre, gérant d’un fast-food, incite ses employées à « s’éclater au travail », sans relever l’ironie derrière cette injonction. Dominique, lui, s’interroge sur le fait de prendre un emploi sans responsabilité, alors que l’histoire de sa famille, des tanneurs devenus entrepreneurs, est l’exemple même du conte de fée moderne dont rêve Jean-Pierre. Et quand Anna revoit Dominique après quatre ans, elle s’imagine qu’il la tient pour responsable de son échec professionnel dans la voie de garage qu’est la restauration rapide.

Personnellement, j’ai eu du mal à trouver mon compte dans la structure du roman, dû à certaines scènes très détachées de l’intrigue initiale mais déployées dans les détails, qui donnent l’impression que la narration est mise sur pause, tandis que d’autres thématiques, telles que les passages historiques sur l’histoire du quartier du Flon qui attestent d’un gros travail de recherche en amont, mériteraient d’y être développées plus longuement mais sont passés rapidement. Cela n’est que mon avis et sans doute une question d’intérêts propres, mais je trouve que l’auteur s’est fixé un gros challenge de rassembler autant d’éléments dans un texte concis à 150 pages et il y aurait de quoi écrire un plus long roman. D’autant que j’aurais souhaité en savoir plus sur la relation entre Dominique et Anna, leur vie commune et leur rupture qui, comme leur rencontre, semble déterminée par le hasard.

Olivier Morratel Editeur, 2023.

 

 

Fusil – Odile Cornuz

 Il fallait laisser le reste derrière soi. Ne pas donner dans la nostalgie. Ne pas établir la liste de tout ce qui avait été raté. Ne plus penser à ce qui faisait l’objet d’oubli volontaire. Ne pas laisser de place à ce qui resurgissait mais dont on ne voulait plus. Ce n’était pas seulement la maison qu’elle rénovait. Elle frotta avec plus de vigueur. Ces poutres allaient être superbes! La tâche était ingrate mais sertie de promesses. Vers la beauté, pensa-t-elle. Vers du solide, ajouta-t-elle à ses pensées. Et ces deux mots, beauté solide, solide beauté, se rejoignaient comme deux matières non solubles.  

 

Cela fait quelque temps que je passe du temps à épier les étagères « littérature suisse » des librairies pour élargir ma culture des auteurs romands et je suis tombée sur Fusil, de l’auteure neuchâteloise Odile Cornuz. Active dans le milieu du théâtre, il s’agit de son premier roman, sélectionné pour le Prix des lecteurs de la Ville de Lausanne 2023. 

L’histoire est un classique du couple qui s’assemble puis se dissout ; le désir, puis la lassitude et finalement la colère, pour revenir à l’indifférence. Les personnages : un homme, une femme, une enfant, dans un coin de pays entouré de forêts, de montagnes. L’homme propose de l’épouser ; elle hésite. Elle est déjà passé par là. Elle a une petite fille, d’un premier mariage. Il insiste, elle accepte. Ils contentent leurs amis et familles qui se réjouissent de leur normalité. Puis les non-dits s’immiscent à travers les scènes du quotidien ; les premières colères, les divergences, les dissonances. Un jour il faut partir. Comment échapper à la violence de celui qui s’accroche ? 

En ouvrant Fusil, on y trouve d’abord un exercice de style où l’écriture s’impose comme un absolu, si bien travaillée qu’elle prend le dessus sur l’intrigue. La narration à la troisième personne est truffée d’allégories, de symboles en filigrane ; le choix du vocabulaire ne laisse rien au hasard. Cette prose de qualité raconte l’histoire de personnages sans noms, impersonnels. Parce que l’histoire est celle de tous les couples qui se séparent, et parce que ce sont les objets les protagonistes du récit. Des objets de la vie quotidienne, qui donnent le rythme au texte. Dessinés par l’auteur en guise d’introduction pour chaque chapitre, ils nous font passer d’une scène à l’autre. 

Ainsi, ce roman peut-être pensé à la manière d’un décor de théâtre où chaque scène met en lumière un peu de  l’humain et un peu du monde inanimé. Nous sommes toujours dans le présent ; ce qui passe entre les scènes est passé sous silence. Le présent est décrit à partir d’un objet, qui représente un moment de vie. Tous ont leur importance, de l’alliance du mariage à la poupée ornant l’étagère. Télévision, skateboard, montagne, dictionnaire… : sans dénonciation consumériste, l’auteure utilise les objets pour rappeler qu’une vie à deux est avant tout prosaïque, quotidienne. Elle se passe derrière les murs, dans l’intime du foyer. La casserole des spaghettis, les plantes vertes à arroser, les trajets en voiture. Les tâches à honorer, les décisions à prendre. La présence constante du monde animal est également à relever : le chien du couple s’offre un rôle déterminant dans ce théâtre, à mi-chemin entre les hommes et les choses. Tout comme le fusil, le seul objet qui revient au début et à la fin du texte. 

Parce que ce récit est aussi un récit de la violence, des dégâts que peut faire la relation quand on n’avance plus dans le même sillon. L’histoire n’échappe pas, sans doute volontairement, aux stéréotypes de genre : la femme qui met du temps à s’imposer devant la figure de l’homme possessif, cédant à ses pulsions et son irascibilité. On y retrouve des interrogations sur la place du mariage en société, les difficultés à vivre dans une famille recomposée, le couple en tant que vecteur de stabilité plutôt que d’épanouissement. Est-ce la routine, le quotidien qui nous a à l’usure ? 

De ces 156 pages, je retiens surtout la qualité d’écriture et l’originalité de la démarche, parce que j’aime les romans où les personnages ont un visage, un nom, une histoire.

Editions d’En Bas, 2022.

 

Chesa Seraina – Fanny Desarzens

Avec la lettre, Jean avait ajouté une photo. On le voit emmitouflé dans une veste à carreaux, devant sa petite ferme. Il a l’air fier. Il a une barbe. On aperçoit le ciel au-dessus de lui et je pense qu’il n’existe aucun ciel assez lourd pour le faire plier. Au-dessous du. mien je me sens reliée à lui.

Le travail avance. Nous avons presque fini l’ossature. On arrive à imaginer la maison, à quoi elle va ressembler. On va bientôt pouvoir attacher la charpente du toit.

La lauréate du Prix suisse de littérature 2023 délivre un récit  court et touchant sur la réparation, l’amitié et l’héritage familial dans le décor préservé d’un petit village. 

La protagoniste Elena vit dans un studio de la ville et échange une correspondance régulière avec Jean, ami expatrié au Canada, qui a préféré une existence proche de la nature dans une ferme au grand air. Sans pouvoir expliquer le malaise que la ville produit sur elle, elle quitte son travail dans un cinéma du jour au lendemain, et décide, sans connaissances préalables du domaine, de s’attaquer à la reconstruction de la maison de son enfance,Chesa Seraina, disparue dans un incendie et dont il ne reste que les ruines.

A travers cette démarche, c’est l’histoire de sa famille qu’elle semble réparer ; c’est aussi l’occasion de se retrouver elle-même, trouver sa vocation professionnelle, et comprendre sa place dans le monde. L’histoire a quelque chose d’initiatique. Toute la famille finit par prendre part à son initiative de construction et le dialogue se rétabli au fur et à mesure que les murs se dressent. Les voisins du village dont les parents ont déploré le manque de solidarité lors de l’incendie prennent part au chantier. Le traumatisme -qui doit être terrible- de voir sa maison d’enfance brûlée se guérit à force de sueur et d’échines dans les doigts.

Fanny Desarzens est diplômée de la Haute école d’art et de design de Genève ; est-ce sur la base de cette information que j’ai abordé son ouvrage comme une œuvre d’art, observant, laissant venir les émotions au fil des lignes, l’esprit ouvert à l’interprétation ? Elle cultive un style bien particulier : des phrases courtes, truffées d’anaphores qui confèrent une allure poétique au récit ; un vocabulaire volontairement simple, du registre du quotidien ; le récit d’Elena met l’accent sur les faits, les émotions derrières ne sont pas explicitées, restent à deviner. La protagoniste ne s’épanche sur ses sentiments que lorsqu’elle parle à Jean dans ses lettres. 

Un texte court et simple mais au final très littéraire. A ne pas lire si vous préférez une intrigue bien compliquée à suspense, et que vous n’êtes pas sensible au style.

Pour en savoir plus : La présentation du livre par la RTS

Editions Slatkine, 2023. 119 pages.